Chantre des bas-fonds de Buenos Aires, Melingo revient avec un album sur lequel planent très haut l’argot des faubourgs et une voix entaillée. Critique.
A Paris, Daniel Melingo se sent chez lui. A peine débarqué d’un vol en provenance de Buenos Aires, il sirote tranquillement son maté dans un appartement du Xe arrondissement, dans un quartier qui lui va comme un gant. En bas de l’immeuble, des SDF ont installé leur literie de fortune, et sous le soleil pâlichon de fin novembre le boulevard ne semble plus vouloir charrier qu’un flot interminable de déchéance sociale.
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Dépaysé ? Comment Daniel le serait-il, lui le tanguero des exclus, le milonguero des ratés ? Lui dont le précédent album, Maldito tango, délivrait le saisissant portrait d’un cartonero, prototype du paumé de la capitale argentine vivant dans les rues sous un empilement de cartons, sniffant de la colle et se nourrissant de détritus récupérés dans les poubelles…
“Mon rôle, en tant qu’artiste, c’est de mettre en poésie et en musique les oubliés de la société”, assène cet ancien chanteur de rock qui, passé au tango, a trouvé dans l’ironie des poètes des bas-fonds de Buenos Aires, tel Luis Alposta, le parfait ingrédient pour nourrir des chansons jubilatoires avec des tranches de vie empoisonnées. Ainsi, on rirait presque du sort pourtant pitoyable réservé à ce jeune détenu devenu malgré lui “la fiancée” d’une prison, proie après laquelle tout le monde court “comme des chiens se ruent sur l’os”, et mis en scène par Daniel dans La Novia, valse ricanante de son nouveau recueil Corazón & hueso.
Ce monde où se culbutent surineurs, malfrats, taulards, prostitués et épaves en tout genre, il n’a jamais vraiment eu à l’étudier. Ayant grandi entre Parque de los Patricios et Plaza Miserere, il a côtoyé dans sa jeunesse tout ce que Buenos Aires peut compter de personnages troubles et malfaisants. “Dans ces quartiers, il suffit de pousser une porte pour trouver une histoire à mettre en musique.”
Certains, comme Lucio el Anarquista (Lucio l’Anarchiste), émigré italien qui fit partie de ”la faune peuplant l’univers halluciné du tango”, ont vraiment existé. En lui rendant hommage, Melingo paie ses dettes envers tous ces auteurs oubliés qui au début du XXe siècle utilisèrent le lunfardo à des fins poétiques. Argot des faubourgs, langage crypté de la crapule, le lunfardo est devenu depuis l’une des composantes essentielles du tango chanté. Daniel en a fait le véhicule de son art de fabuliste, au point d’insister pour que figure un glossaire en fin de livret, où l’on apprend que “vagabond” se dit “bichicome” et “insultes”, “puteadas”.
Son autre accessoire d’artiste c’est évidemment cette voix canaille qui semble avoir mariné en pleine fange pendant des siècles. Aussi burinée qu’un visage de mendiant, aussi lardée d’entailles qu’un établi d’ébéniste, aussi couverte de puces qu’un clebs errant, elle nous rassure. Théâtrale à souhait, souvent comparée à celle de Tom Waits, elle partage avec la bosse de Quasimodo et le nez de Cyrano le privilège d’être une excroissance existentielle, une preuve de vie dans un monde qui s’émiette dans le virtuel.
Or, si par son importance le nez de Cyrano a pu être comparé à une péninsule, la voix de Daniel mérite d’être envisagée comme une cour des miracles. Gueux, tapins, borrachos et tontos s’y empoignent. Truculence et nostalgie, méchanceté et tendresse s’y noient dans le même verre au son du chamamé, de la cueca et du tango, obsessions de toujours, troussés par son fidèle orchestre, Los Ramones del Tango. On est loin de l’exercice de style passéiste. A deux pas de l’exorcisme de fin du monde.
Concerts les 2 et 3 décembre à Paris (Café de la Danse)
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