Dimanche 4 septembre, l’artiste Déborah de Robertis a bousculé l’expo Araki au musée Guimet avec une performance impliquant un kimono transparent et une pastèque juteuse. Interview.
En l’espace de deux ans, elle est devenue « l’artiste qui se met à poil dans les musées ». Une définition un brin réductrice au vu de la réflexion passionnante que mène Déborah de Robertis, 31 ans, depuis le 29 mai 2014, jour où elle écartât les cuisses au musée d’Orsay, assise par terre sous L’Origine du monde de Courbet.
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Le 4 septembre, elle bousculait l’exposition Araki, connu pour ses photos de femmes ligotées selon les règles du Kinbaku (l’art du bondage japonais), au musée des arts asiatiques (dit musée Guimet), à Paris. Comme à chaque fois, Déborah de Robertis a rejoué une œuvre, en l’occurrence le Paysage avec couleurs datant de 1991 qui immortalise une geisha suçant une pastèque, le regard planté dans celui du photographe. Vêtue d’un kimono transparent, De Robertis s’est employée à manger une pastèque coincée au niveau de son entrejambe.
On retrouve la performeuse provoc’ née au Luxembourg de père italien et de mère française, passée par l’Ecole de recherche graphique de Bruxelles, dans un café au lendemain de la performance : grands yeux bleus, bouche soigneusement dessinée de rouge, cheveux relevés, toute de noir vêtue, sirotant un capuccino. A l’aise mais pas trop. Presque discrète, pudique. Peu importe, c’est son discours qui prédomine, celui d’une artiste de 2016.
Pourquoi avoir ciblé l’expo d’Araki ?
Déborah de Robertis – Le principe de ma démarche est de m’inviter, d’imposer mon travail à l’intérieur des institutions. En tant que femme et artiste c’est difficile de se faire reconnaître. Or, je ne compte pas attendre sur le trottoir qu’un directeur de musée accepte de reconnaître mon travail. Je souhaite prendre ma place à l’intérieur de l’institution en tant que femme artiste. C’est une façon de renverser les rapports de pouvoir. Quant à Araki, je l’ai choisi parce que je m’intéresse aux expos qui traitent du nu féminin. Ce qui est drôle c’est que les gens pensent de plus en plus que mes performances font partie des expos, ça a encore été le cas avec Araki. C’est surement parce que je les prépare soigneusement avant. Je vais voir l’expo, je me documente, je fais une recherche de couleurs…
Pourquoi ne pas demander une autorisation ?
Ça voudrait dire que je reconnais l’institution en tant que telle, que je lui accorde le droit de valider mon travail. Moi, je préfère les laisser libre d’accepter, de rejeter, de porter plainte. La réaction de l’institution m’intéresse. Je ne pense pas qu’en demandant les autorisations je puisse garder ma liberté. Je veux pouvoir m’exprimer comme je l’entends. Je souhaite bousculer le système hiérarchique, poser la question de la reconnaissance. J’aurais pu utiliser des statistiques pour dénoncer le manque d’artistes femmes dans le milieu, mais j’ai choisi de m’inscrire ailleurs, de prendre ma place dans les institutions.
Mènes-tu une critique des œuvres que tu cibles ?
Ça dépend des œuvres. Pour L’Olympia de Manet à Orsay j’étais très critique, là je ne sais pas. Ce qui m’intéresse c’est d’abord de critiquer les institutions, ensuite je m’inspire de l’œuvre que j’ai choisie. Dans ce cas-ci, le catalogue de l’exposition expliquait que les modèles d’Araki avaient un regard neutre, n’exprimaient ni extase ni souffrance, alors que lorsque j’ai vu l’expo j’ai justement eu l’impression d’être regardée par les modèles, par leur nudité et leur regard qui étaient très intenses. Dans ma réinterprétation, le modèle n’est plus surpris dans son intimité, c’est lui qui surprend le spectateur via la caméra que j’avais sur le front. Le dispositif est inversé, c’est moi en tant que modèle qui surprend le spectateur en train de regarder quelque chose, qui le surprend dans l’intimité de son regard.
C’est donc la question de la réification du corps féminin qui est au cœur de ton travail ?
Je vais simplement sortir le modèle de cette positon d’objet. C’est peut-être l’ultime liberté que j’ai, d’agir, de sortir le modèle de sa position d’objet en agissant directement à l’intérieur des institutions dites « importantes ». Je suis à l’endroit où ça doit changer. Je pourrais faire une reproduction de l’œuvre dans ma chambre ou dans un studio mais le lieu est trop important. C’est là que je dois le faire. Ce que je trouve sexiste c’est la façon dont les institutions présentent les œuvres. D’où la question du regard. Quand il y avait eu l’exposition « Splendeurs et misères, Images de la prostitution 1850-1910 » à Orsay, c’est surtout la façon dont l’institution présentait la nudité féminine qui me dérangeait.
Tes performances semblent également parler de la sexualité active et non plus passive des femmes…
C’est très juste. C’est l’un des angles importants de la performance. Dans la photo d’Araki, la pastèque est un sexe d’homme, elle renvoie à la fellation. Dans ma photo c’est un sexe de femme. Je prends la liberté de jouir physiquement, intellectuellement pendant la performance. J’impose ma jouissance au regard de tous, ma jouissance de femme. La question se renverse alors ! Est-ce que si cette sexualité est reprise à mon compte, que ce regard est renversé, est ce que cette liberté-là pourrait être institutionnalisée ?
Comment a réagi le musée Guimet ?
Ils ont évacué tout le musée, ils ont mis un périmètre de sécurité autour de moi. Et ils ont laissé la pastèque ensuite comme s’il s’agissait des traces d’un crime. C’était étrange. La pièce était vide avec la pastèque déchiquetée au milieu, qu’on regardait tous, les flics et moi. Je n’ai pas fait de garde à vue. La direction doit décider si elle porte plainte ou non. Pour Bettina Rheims j’ai fait de la garde à vue. Je devais comparaître mais j’ai posté une vidéo en expliquant que je ne comparaîtrai pas. Il va surement y avoir un jugement… je ne connais pas les termes juridiques exacts.
Tu y es pourtant de plus en plus confrontée. Qu’en penses-tu d’ailleurs ?
Je le conteste mais ça fait bien entendu partie de l’œuvre. Je veux parler du monde dans lequel on vit donc j’intègre ses réactions dans la performance. Elles sont symptomatiques de nos mœurs, de notre société. Je défends ma position publiquement, je refais d’ailleurs des performances afin de repréciser ma position jusqu’à ce que ça marche.
Tu es à mi-chemin entre l’œuvre artistique et la démarche militante féministe et donc politique, comment te vois-tu ?
Je me vois comme une artiste mais je pense que le fait d’être artiste, exige de militer pour pouvoir être reconnue comme tel donc c’est indissociable. La façon dont je fais mon travail ne me donne pas d’autres choix que de me battre pour avoir cette place-là, pour imposer une esthétique. Et je suis face à une décrédibilisation. On me colle le stéréotype de la fille idiote, qui se met nue… Quand les directeurs de musée disent « ça a déjà été fait » ou « elle devrait faire ça ailleurs », c’est pour moi une façon de décrédibiliser ma démarche, de nier mon point de vue.
Comment t’es venue l’idée de la première performance à Orsay en 2014 avec L’Origine du monde de Courbet ?
C’était plus fort que moi. C’était un cri, ce n’était même pas une idée. Je ne me suis pas dit: « Tiens je vais faire ça », je me suis dit : « C’est ça que je dois faire ». Ça vient peut-être du fait que dans tout mon parcours je me suis toujours demandé : « Comment peutu crier le plus fort possible pour faire exister ton point de vue ? » C’était avec L’Origine du monde bien entendu !
Je me suis demandé qui était cette femme qui avait posé, et j’ai pensé que je devais apporter tout ce qu’on ne voyait pas dans le tableau. Aujourd’hui « L’Origine du monde », c’est une femme en chair et en os avec un regard dirigé sur le monde et non pas un regard dirigé sur elle, celui qu’on connaît par cœur, celui véhiculé dans les magazines, dans les pubs etc. Je me suis aussi dit qu’on ne voyait pas le sexe, qu’il était fermé et qu’il fallait donc qu’on en voit l’intérieur [dans sa performance, Déborah de Robertis écartait ses lèvres pour exposer son sexe, ndlr] Pourquoi dans le porno mainstream, serait-il normal de le montrer et pas dans ce cadre-là ? Alors que c’est magnifique, ça aussi c’est la beauté ! Je voulais l’imposer en tant que tel, montrer une femme qui prend position, qui soit actrice et non plus simplement sujet.
Valie Export t’a-t-elle influencée ?
Je ne pourrais pas nier le lien. Les images m’ont marquée, elles sont très fortes, elles font partie de mon imaginaire. Tu les vois une fois et tu ne les oublies jamais. Je citerais aussi Andrea Fraser qui a couché avec un collectionneur et a filmé la performance. Elle a inversé le rapport de pouvoir selon moi. Ce sont des femmes comme elles qui ont ouvert certaines portes et m’ont permis de m’exprimer.
Pourquoi expliques-tu tant beaucoup ta démarche ? La performance ne pourrait-elle pas parler d’elle-même ?
Je me suis rendue compte que j’avais une voix. Dans un monde idéal, l’œuvre aurait surement parlé d’elle-même bien sûr. Je n’en ressens pas personnellement le besoin mais je pense que c‘est nécessaire et que si je ne prends pas la parole on la prendra pour moi et je serai de nouveau l’objet des regards, notamment masculins, car le monde de l’art est toujours dirigé par le regard masculin. Cela dit, au-delà des questions de genres, je souhaite me définir en tant qu’artiste. Je pose surtout la question du pouvoir, de la hiérarchie, qui s’avère, de fait, être souvent masculine… La parole est importante, nécessaire car je ne veux pas être replacée en tant que sujet, en tant qu’objet, que modèle de publicité, comme si j’avais posé pour quelqu’un d’autre. D’ailleurs, la première question qu’on m’a posée sur la performance autour de L’Origine du monde c’est : « Qui a pris la photo ? » Beaucoup ont immédiatement pensé que j’étais le modèle d’un homme photographe qui m’avait demandé de poser. Je me suis donc battue avec mes photographes pour ne pas mettre leur nom sur certaines photos autour de L’Origine du monde, par peur qu’on me destitue en trois secondes et demie.
Bettina Rheims est une artiste femme qui photographie majoritairement des femmes, pourquoi t’attaquer à elle ?
L’œuvre que j’ai choisie (une photo de Monica Bellucci renversant du ketchup sur une assiette de spaghettis, un doigt dans la bouche, l’air sensuel, ndlr) me semble stéréotypée, pas différente d’une pub. J’ai trouvé ça étrange qu’elle soit exposée dans une institution. Je me suis demandé si on en était encore à ce type de représentation. Je me suis dit que j’allais apporter quelque chose de nouveau à notre époque, à cette exposition, aller au bout de ce geste que Monica Bellucci esquisse. Quitte à le suggérer, pourquoi ne pas le faire ? Il y avait quelque chose de trop « gentil »… Je voulais tout faire exploser avec du ketchup. Ce qui est important pour moi c’est de m’inscrire dans l’exposition. On m’a rapporté que Bettina Rheims aurait trouvé cela « amusant ». Il vaut mieux ne rien dire si c’est pour dire ça !
As-tu d’autres influences ?
Pina Bausch ! Elle parle du rapport au corps, du pouvoir, du sexe, de la question des hommes et des femmes… ça m’inspirera toujours. Michael Jackson aussi, beaucoup, pour sa transgression. Une Sale histoire de Jean Eustache, également. C’est une histoire de voyeurisme, un homme qui raconte son rapport au sexe des femmes, comment il les suit pour les regarder. Son humiliation, sa position d’objet au final m’avait beaucoup interpellée. C’est un renversement de points de vue : on croit que c’est le sexe de la femme qui est objet alors que c’est aussi cet homme qui est humilié, qui est mis en objet par le sexe de la femme…
Que penses-tu des positions féministes de Kim Kardashian, ou Beyoncé qui se réapproprient leurs corps dans l’espace public, en font une arme ?
Je les soutiens. Ok on peut porter des critiques, par exemple je suis plus sensible à la radicalité de M.I.A qu’à Beyoncé mais je comprends l’incarnation par Beyoncé d’une puissance féminine très forte. Nicki Minaj de même. Je ne les trouve pas objets, ni produits de quoi que ce soit. Je trouve ça facile comme mécanisme de dire qu’elles sont manipulées… Cela étant dit, je préfère Rihanna à Beyoncé, elle dégage une virilité, quelque chose de transgressif. Ça reste très commercial mais ça me parle plus. Il y a une affirmation forte chez Rihanna. Le clip de Pour It Up par exemple avait fait un énorme buzz parce que les filles étaient sexy, dénudées. Alors qu’en fait, il transgressait parce que Rihanna prenait la position habituellement occupée par l’homme…
Pour It Up parodie les clips de rap masculins…
Exactement. Et qu’elle se moque ou pas, elle prend la place de l’homme. Elle incarne un mac dans ce clip. Elle a l’argent, le pouvoir. Elle m’a même inspirée pour ma performance à Amsterdam, où j’avais repris le modèle de l’affiche de l’expo sur la prostitution, et je lui avais mis de l’argent dans les mains. C’est très important l’argent, c’est un symbole de pouvoir. Dans son clip c’est Rihanna la boss. Et peu de gens l’ont compris tout bonnement parce qu’elle est sexy, dénudée, et que c’est une femme…
Comment vois-tu l’avenir de tes performances ? N’as-tu pas peur qu’elles s’essoufflent ?
J’ai peur de m’essouffler moi ! Je ressens une certaine colère et je l’exprime. Ça ne s’essoufflera pas si moi aussi j’évolue, si je propose de nouvelles performances. Je cherche d’ailleurs une galerie, même si certains trouvent ça contradictoire…
Beaucoup d’artistes s’intéressent à la représentation du sexe féminin actuellement, comme Stéphanie Sarley qui « doigte » des fruits dans des vidéos sur Instagram. D’ailleurs, beaucoup se font connaître via Instagram. Vois-tu ça comme l’émergence d’un courant ?
J’espère que c’est un courant ! Je pense surtout que beaucoup de femmes parlent de beaucoup de choses et qu’on ne les connaît pas. Quant à Instagram oui je suis d’accord ça fait émerger des artistes. Les médias sont très importants dans mon travail. C’est une façon de passer au-dessus des galeries, du marché de l’art, de tous ces trucs de décision. Ce n’est pas anodin que ça passe par là. Quand tu traites de certains sujets, comme le sexe, c’est toujours difficile à imposer, surtout en tant qu’artiste femme. Ma performance autour de L’Origine du monde par exemple a énormément circulé, et a été complètement ignorée dans le monde de l’art. On ne prend pas ça au sérieux. On va parler du scandale du vagin d’Anish Kapoor mais pas de ma performance, ou du moins on va en parler mais comme d’un divertissement à côté de l’art, comme d’une femme un peu folle qui est venue montrer son sexe pour racoler, pour se faire de la pub… Je me fiche que les critiques soient négatives ou positives, je veux juste qu’on prenne ça au sérieux.
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