A travers le récit de la vie fracassée d’une fille de 18 ans retrouvée morte au fond d’un étang en 2011, l’historien interroge la violence du monde social. Passionnant.
Patrick Modiano déclarait lors de la réception de son prix Nobel de littérature en 2014 : “J’ai toujours cru que le poète et le romancier donnaient du mystère aux êtres qui semblent submergés par la vie quotidienne, aux choses en apparence banales (…) C’est le rôle du poète et du romancier, et du peintre aussi, de dévoiler ce mystère et cette phosphorescence qui se trouvent au fond de chaque personne.”
Se souvenant de ces propos, Ivan Jablonka ajoute dans son récit Laëtitia ou la fin des hommes que “c’est aussi le rôle de l’historien-sociologue” de dévoiler ce mystère. A la hauteur rêvée de la littérature, les sciences sociales déplacent un mode d’approche visant un même but : comprendre, à défaut d’excuser, la vie opaque des individus, y compris lorsqu’elle chavire.
Laëtitia, retrouvée morte au fond d’un étang
Le mystère dont Jablonka nourrit son enquête est celui d’un fait divers récent. Enlevée dans la nuit du 18 au 19 janvier 2011, Laëtitia Perrais, serveuse de 18 ans domiciliée à Pornic, en Loire-Atlantique, a été retrouvée morte, au fond d’un étang, découpée en morceaux par un homme de 31 ans, Tony Meilhon. Les médias titraient alors : “Un ange livré à un monstre, une innocente assassinée par un fou.”
Le mystère de ce meurtre excède pourtant le cadre de l’enquête policière, comme celui de l’interrogation sur la pulsion du criminel. L’auteur s’intéresse avant tout au destin de la fille assassinée, au temps qui précède le meurtre. Comme si les dix-huit années d’une triste vie préfiguraient le déchaînement final d’une violence fatale dont Laëtitia Perrais n’avait cessé, sourdement, de subir les effets depuis sa prime enfance.
Bébé maltraité, gamine oubliée, fillette placée, privée de sécurité affective, accoutumée à vivre dans la peur : une histoire “cabossée de coups, de chocs, de commotions, de chutes dont on ne se relève que pour tomber à nouveau”. Fille d’un père qui violait sa mère, placée chez un père d’accueil qui violait sa sœur, Laëtitia commençait à s’autonomiser lorsqu’elle croisa son assassin.
“Comme un retour en grâce”
Un élan brisé par la furie d’un jeune homme dérangé autant qu’une vie figée dans une forme d’abandon durant dix-huit ans : c’est dans ce double mouvement circulaire que le livre crée un pur vertige. L’enjeu central du récit tient à cette volonté de ne pas limiter le souvenir de Laëtitia à celui d’une “passante fugacement célèbre”, née aux yeux du monde “à l’instant où elle est morte”.
“Comme un retour en grâce”, il s’agit de la rendre à elle-même, “à sa dignité et à sa liberté”, confie l’historien, déjà auteur de travaux sur les enfants abandonnés et d’une biographie de ses grands-parents assassinés à l’âge de 28 ans. “Comme héroïne, j’ai choisi une inconnue légère et vacillante qui n’a hérité de rien, sinon d’une histoire qui la dépasse, celle des bébés qu’on rejette, des gamines de l’Assistance qu’on viole, des servantes qu’on rudoie, des passantes qu’on tue après les avoir consommées”, écrit-il.
Une enquête documentée par de nombreux entretiens
La plongée dans ce récit est souvent éprouvante, tant la misère et la tristesse recouvrent tout dans cette histoire, aussi banale que délirante. Le délire tient à l’exploitation politique qu’en fit le président Sarkozy, fustigeant sévèrement les juges pour des raisons bassement populistes, ainsi qu’aux multiples révélations tardives de l’enquête (le corps retrouvé découpé en morceaux, les agressions sexuelles du père d’adoption).
Contre le risque d’une projection fantasmatique, comme de nombreux romanciers s’y essaient (et parfois s’y fourvoient) pour éclairer les ressorts d’un meurtre, Ivan Jablonka mobilise les ressources de l’enquête documentée, dont de nombreux entretiens avec les parents, amis, collègues, magistrats, gendarmes, experts, avocats, journalistes…
“Je voudrais montrer qu’un fait divers peut être analysé comme un objet d’histoire, s’explique-t-il. Un fait divers n’est jamais un simple fait et il n’a rien de divers. Au contraire, l’affaire Laëtitia dissimule une profondeur humaine et un certain état de la société : des familles disloquées, des souffrances d’enfant muettes, des jeunes entrés tôt dans la vie active, mais aussi le pays au début du XXIe siècle, la France de la pauvreté, des zones périurbaines, des inégalités sociales.”
Le portrait déchiré d’une jeune fille maltraitée
De la révélation des secrets de famille à l’analyse des conditions de vie de Laëtitia, des rouages de l’enquête aux pratiques de l’institution judiciaire, du rôle des médias au cynisme de l’exécutif, Ivan Jablonka nourrit son récit,lourd et glaçant, de plusieurs motifs qui, s’entrelaçant, dévoilent les règles et les dérèglements du monde social.
Autant que le portrait déchiré d’une jeune fille maltraitée, Laëtitia ou la fin des hommes interroge les conditions de production – et les effets – de la violence dans la dissémination de ses formes, sociales, masculines, scolaires, intrafamiliales…
“Je ne fantasme pas la résurrection des morts ; j’essaie d’enregistrer, à la surface de l’eau, les cercles éphémères qu’ont laissés les êtres en coulant à pic”, écrit l’auteur, à la bonne distance entre émotivité et objectivation, élégie et analyse, histoire et littérature. Jean-Marie Durand
Laëtitia ou la fin des hommes (Seuil), 386 pages, 21 €