Dans son Traité des bons sentiments, la philosophe Mériam Korichi analyse les ambivalences de l’expression « bons sentiments », pour tenter d’infléchir sa mauvaise réputation et enfin se faire à l’idée que les bons sentiments ont du bon.
Les bons sentiments ont mauvaise réputation, sinon mauvaise presse. Alors que tout dans cette expression – le « bon », indice de la vertu parfaite ; le « sentiment », mot de l’affection chérie – porte à se satisfaire de sa positivité, nous comprenons l’inverse lorsque nous l’entendons. Les « bons sentiments » expriment le contraire de leur intention : une mauvaise pensée. Si l’enfer est pavé de bonnes intentions, l’enfer est aussi pavé de bons sentiments. Ceux-ci dégoûtent, laissent à distance, dérangent : on ne les aime pas parce qu’on ne veut voir en eux que la marque d’un regard sans distance avec le monde, trop sûr de lui pour être totalement sincère. Les bons sentiments ont quelque chose de louche, au fond de leur vertu supposée.
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Analyser les failles de l’expression
C’est ce paradoxe insaisissable que tente d’éclairer la philosophe et dramaturge Mériam Korichi (organisatrice des Nuits de la philosophie) dans un ambitieux Traité des bons sentiments, bâti à partir de cet étonnement devant le sens péjoratif de l’expression. « Les bons sentiments peuvent aujourd’hui épingler tour à tour la mièvrerie, la compassion dangereuse, l’illusion morale, le moralisme, la paresse intellectuelle, la rouerie politique », écrit l’auteur. « Et l’expression désigne indirectement des sentiments singuliers comme la pitié, la compassion, la générosité, l’humanité, l’amour, la sollicitude, la sympathie, tout en les manquant pourtant ». C’est précisément ce manque que questionne la philosophe, soucieuse à la fois d’analyser les failles de l’expression et de réorienter son sens vers un horizon reconfiguré et galvanisant.
L’auteur prend acte que la négativité actuelle des bons sentiments, surtout lorsqu’on les associe à des « torrents », à un « trop plein », à du « chantage » (le fameux chantage aux bons sentiments dont se méfient notamment les cinéphiles avertis). Dès qu’ils dégoulinent et se répandent sans limite, les bons sentiments deviennent « abjects et salissants ».
Car, observe avec raison Mériam Korichi au fil de lectures traversant l’histoire de la philosophie et de la littérature (Kant, Rousseau, La Rochefoucauld, Nietzsche, Arendt, Wittgenstein…), les bons sentiments sont « les produits imaginaires du désir de paraître soucieux d’autrui », alors même que ce rapport à autrui ne semble pas inscrit en profondeur dans notre sensibilité. Nous pouvons méconnaitre fondamentalement autrui dans son être véritable, en nous en souciant pourtant, mais seulement « à travers son reflet » ; et « ce faisant, ne nous souciant que de nous-mêmes ». Les bons sentiments sont vraiment faux-cul.
Ne pas confondre avec la compassion
Même dans le champ de la vie publique et de la politique, le registre de la compassion finit par se substituer à la notion de droit. Les politiques ne font-ils pas de leur aptitude à compatir un argument de leur capacité à gouverner ? A l’éthique de conviction défendue autrefois par Max Weber s’est substituée une « politique compassionnelle » (comme l’écrivait dans un autre essai la philosophe Myriam Revault d’Allonnes). Or, il faudrait savoir remettre la compassion à sa juste place, et se préserver des effusions sentimentales lorsqu’elles ne provoquent rien en dehors de leur pure affectation.
Mériam Korichi rappelle que « l’esthète, le contempteur de la moraline et le défenseur du devoir moral militent chacun pour une rupture avec la sensibilité commune, vulgaire, et pour sa sublimation ».
Plutôt que de jeter dans la même eau du bain la morale et la sentimentalité, comme les signes d’une faillite éthique, la philosophe milite secrètement pour une réhabilitation à la fois du « bon » et du « sentiment », à travers un nouveau mode d’articulation entre eux. Le cœur sur la main peut redevenir une image forte à condition d’en effacer l’artificialité vide et stupide. S’attardant sur les cas récents de mobilisations de foules manifestantes, à la fois pacifistes et soudées, l’auteur décèle dans les signes réactivés du flower power des années 70 le moment possible de la réinvention d’une politique des « bons sentiments ». Sensiblement dégagés de leur naïveté constitutive et de leur imagerie larmoyante, ces bons sentiments habitent ainsi les foules lorsqu’elles expriment, fût-ce dans la colère, la nécessité de défendre les biens communs. Si les foules sont sentimentales, comme le dit la chanson de Souchon, c’est bien que les bons sentiments les habitent. C’est cette secrète transition d’une expression mal aimée vers d’autres horizons positivés que capte lucidement Mériam Korichi.
Jean-Marie Durand
Mériam Korichi, Traité des bons sentiments (Albin Michel, 256 p, 22 €)
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