La plateforme de location lance « Expériences », une offre touristique qui sollicite les Parisiens à monnayer, plus que leur appartement, leur « compagnie » et savoir-faire. Ou comment une expérience de prime abord sociale et bienveillante se voit désormais réduite à un service facturé, et pourtant complètement en phase avec la demande actuelle.
« J’aimerais vous louer une douzaine d’amis environs… « . Comment nier l’aspect si précurseur du célèbre sketch de Pierre Palmade, justement appelé « location d’amis » ? Jouée il y a pile poil dix ans, la scénette de l’humoriste se basait sur la marchandisation des rapports humains. Le comédien interprétait alors un homme esseulé à qui il ne manquait qu’un ingrédient pour organiser une bonne soirée : des amis. Qu’à cela ne tienne ! Le solitaire allait en louer, comme d’autres louent des voitures ou une chambre pour les congés. Si, il y a dix ans, la farce faisait rire tant elle paraissait absurde, certaines sociétés comme Airbnb se sont aujourd’hui fait un devoir de rendre la facturation de services humains bien réelle…
Pour vivre « comme les locaux »
Depuis mars dernier, la plus célèbre des plateformes communautaire de location de logements propose « Expériences« , une toute nouvelle offre de services. Exit, l’époque où le voyageur se contentait d’un point de chute, aussi charmant et accueillant soit-il. Avec cette nouvelle opération, mise en place à Paris ainsi que dans 23 autres villes, le globe-trotter peut désormais rendre l’expérience totale en vivant « comme les locaux ». Et ce, même s’il n’est pas logé à l’enseigne ! Pour ce faire, une vingtaine de formules aux tarifs variés sont chaque jours proposées. Sur l’onglet de la Ville Lumière par exemple, on peut goûter aux joies de la vie nocturne rue Mouffetard avec Alexandra et d’autres étudiants pour 15 euros, prendre un cours de danse avec Tanya à 44 euros, visiter le Louvre en compagnie de Cedrik contre 76 euros, voire même se faire tirer le portrait en noir en blanc par Geneviève, qui facture la séance…158 euros. Tout un budget.
Pour sûr, l’initiative a quelque chose d’honorable. En accentuant les rencontres et échanges interculturels, la firme de San Francisco propose une expérience sociale complète et facilite l’immersion de ses utilisateurs. Terminée, l’époque où le pèlerin de passage se retrouvait dépassé, étranger dans une ville qu’il ne connaissait jusqu’alors qu’en carte postale. Le voici désormais pleinement intégré, presque pris par la main dans une multitudes d’activités plus ou moins locales, plus ou moins dépaysantes. A condition bien sûr d’y mettre le prix.
Déshumanisation
Gilles Vervisch, philosophe, voit cette facturation des rapports humains d’un mauvais œil. « Pour moi, c’est de la marchandisation, ni plus ni moins. Et c’est donc, forcément, assez déshumanisant, explique l’expert, avant de soulever l’absence de sincérité dans ces rapprochements monnayés, et où le temps des amitiés tissées au gré de rencontres hasardeuses semble révolu. On ne peut pas parler de relation humaine, tant ici les acteurs offrant leur savoir-faire sont désintéressés. L’autre est là uniquement pour l’argent, ce qui n’est pas sans rappeler l’escorting, et ce sans tomber dans l’excès. C’est d’autant plus triste quand on pense aux principes de base de l’ubérisation, à savoir la déprofessionnalisation, la libération des rigidités du travail qui rendait le truc ‘plus copain’… « . Toutefois, Gilles Vervisch concède bien volontiers que cette forme de prestation n’est que le simple produit d’une société profondément repliée sur elle même : « C’est le reflet de la misère sociale. Nous vivons dans une société marchande individualisée qui se retrouve coincée et où les individus sont devenus obligés de passer par la case ‘paiement’ pour retrouver un semblant de lien« .
« Une suite logique voire salutaire »
Pour Jean-Marc Lehu, enseignant-chercheur en stratégie de marque à l’université de Paris 1 Panthéon Sorbonne, les raisons de cette mutation de la société Airnbn ne sont pas que d’ordre social mais, en réalité, tout aussi économique. Face à une kyrielle toujours plus croissante de plateformes d’hébergements, le mastodonte américain a dû s’adapter pour conserver son leadership : « Certes, l’entreprise est bien loin l’offre de couchage de base. Mais c’est d’une banalité absolue ! Je ne connais aucun business model qui perdure sans évoluer. Quand le voyageur va sur le site, il ne cherche plus juste un appartement. Il planifie aussi sa visite, le petit resto qui va bien avec… Cette galaxie de services, c’est une suite logique voire salutaire pour sédentariser la clientèle. » Autrement dit, Airbnb ne fait que répondre à une demande bien actuelle.
Une attente bien réelle que les acteurs historiques comme les restaurateurs, guides diplômés et autres agences touristiques dites « officielles » n’ont pas su anticiper. Résultat, une compétition forcément déloyale, qui n’est pas sans rappeler les divergences entre taxis et chauffeurs privés VTC. « Aujourd’hui, nous n’avons pas de système légal adapté à la nouvelle économie et c’est un drame. Cela crée des vides juridiques, des sources de concurrence déloyale pour la simple raison que les acteurs historiques n’ont pas l’opportunités de jouer sur le même terrain » déplore Jean-Marc Lehu.
Transparence conservée
Même si, prudent, le spécialiste marketing préfère ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Quoi qu’on en dise, ces nouvelles formules restent plus que bénéfiques pour tout une galerie de métiers. Les artistes (peintres, photographes, sculpteurs), principaux concernés, disposent dès lors d’une belle exposition et d’un complément de revenus. Et qu’importe si parmi la foule d’experts se cachent un grand nombre d’amateurs vendant pourtant leur service au même prix. Si on peut reprocher bien des choses au fonctionnement de Airbnb, on ne peut que saluer sa transparence, conservée pour cette nouvelle offre « Expériences ». Comme pour les locations de logements, ces prestations sont publiques. L’utilisateur peut les évaluer et/ou les commenter, et donc voir les notes et avis déjà postés. Autrement dit, qu’importe la mutation de l’offre, le client reste roi. Reste à savoir s’il avait un jour pensé à facturer la présence de ses convives à l’heure du déjeuner !