Avec ce néo-noir aussi rugueux qu’aérien, Poggi et Vinel signent un grand film sur les traumatismes de notre époque.
Le compte à rebours est en route. À son terme, l’effacement total. Pas la fin du monde, mais presque : le jeu vidéo Darknoon vit ses derniers jours avant le débranchement des serveurs. Pour Pablo et sa sœur Apo, c’est plusieurs centaines d’heures confiées à un territoire qui sont anéanties. Une fenêtre sur un autre monde bientôt refermée à jamais.
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Lorsqu’il découvre le gameplay de cet open world, Night, le nouveau compagnon de Pablo, s’étonne que celui-ci ne contienne ni règles ni buts. Car dans le monde extérieur, elles sont claires. C’est un couloir qui mène ses héros à la tragédie. Pris sous l’aile de son nouvel amoureux, Pablo et Night dealent sur la zone d’un autre revendeur. Une guerre de territoire à l’issue inexorable débute alors.
Le mal de l’esprit du temps
Le romantisme noir gorgé de spleen des enfants maudit d’un premier film injustement mal-aimé (Jessica Forever) est ici canalisé au profit d’un polar aussi rugueux que minimaliste, dont la stylisation, entre classicisme épuré et expérimentation formelle, éblouit. Cette hybridation inattendue entre le polar urbain et le lyrisme, à laquelle nous a habitués le duo, permet d’opérer un saisissant contraste. Il fait surgir avec grâce les envolées poétiques dont les deux cinéastes sont coutumier·ères.
Eat the Night est un thriller d’une maîtrise magistrale qui saisit à la gorge et aux tripes, mais c’est aussi un grand film sur les traumatismes de notre époque : la grisaille de la classe moyenne pavillonnaire, les vertiges de la Gen Z hantée par l’effondrement de la planète, la difficulté d’être au monde et de décoller de l’affreuse pesanteur du réel en cherchant des paradis tout sauf artificiels. Encadré par cette violence, le film déshabille les structures indéboulonnables d’un capitalisme qui dévore en imposant ses règles de compétitivité pour survivre.
Marqué par la brutalité de ce début de siècle, le film recrache toute une imagerie de la violence mise en scène par le terrorisme “moderne” (un montage effréné de décapitation dans le jeu vidéo évoquant les montages macabres de Daesh, une pluie de corps réveillant celles et ceux qui se défenestraient du World Trade Center, une voiture bélier fauchant un corps). Le jeu vidéo n’est ainsi plus seulement une terre d’accueil, un asile qui enlace et embaume, mais une continuité directe du réel. Les deux mondes se répondent et dialoguent, chacun parasité par leur flux d’images respectifs. Mais alors, de quel monde Eat the Night nous raconte le compte à rebours ?
Eat the Night de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, avec Théo Cholbi et Lila Gueneau (France, Quinzaine des Cinéastes). En salles le 17 juillet 2024.
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