Sur le départ à la Volksbühne, Frank Castorf, enfant terrible du théâtre allemand, propose une adaptation des Frères Karamazov faite d’âmes damnées vouées aux enfers.
“Je ne veux pas de l’harmonie, c’est par amour de l’humanité que je n’en veux pas. Je préfère rester avec les souffrances non vengées.” Ces paroles extraites des Frères Karamazov de Fedor Dostoïevski pourraient aussi bien être celles de Frank Castorf qui, après vingt-cinq années de provocations théâtrales et de recherches de nouvelles formes scéniques, s’apprête à quitter la Volksbühne de Berlin contre son gré et sans autre forme de procès.
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Cette volonté politique de tourner la page, qui met sur la touche, à la fin de la saison 2017, l’un des plus furieux représentants de la créativité du théâtre berlinois, n’a jamais été commentée par l’intéressé. En forme de bras d’honneur, Frank Castorf préfère acter de son savoir-faire à travers ses spectacles. La vigueur de son adaptation du dernier roman de Dostoïevski, paru en son temps comme une histoire policière, est sa meilleure défense.
Enfoncer le clou dans la tête des spectateurs
En ces jours sombres, l’ambiance demeure réactive et festive dès que l’on pénètre entre les murs de l’institution. Les fameuses boîtes d’allumettes offertes au public relayent sans ambiguïté l’avis de la troupe sur la situation présente. Elles portent une série de messages imprimés en caractères gothiques et en anglais qui vont de “Still alive” à “Game over”, sans omettre le jouissif “Holy shit” et pour compléter cette série devenue collector le définitif “Fuck off”.
Sur l’air de “il vaut mieux en rire qu’en pleurer”, le nouveau bar qui trône à l’étage est taillé dans du bois brut à l’effigie d’une immense tête de mort… Manière d’enfoncer une dernière fois le clou dans la tête des spectateurs avant qu’ils entrent dans la salle.
Créé à Vienne dans le cadre du festival des Wiener Festwochen en 2015, le spectacle s’inscrit dans la salle de la Volksbühne avec une sombre magie. Ultime œuvre du regretté scénographe de génie qu’était Bert Neumann, ce splendide décor labyrinthique témoigne une dernière fois du talent de celui qui fut le compagnon de route de nombre des succès de Frank Castorf.
Des images vidéo projetées en live
Débarrassé de ses fauteuils, l’espace du parterre a des allures de colline en pente douce… Un paysage comparable au flanc d’un volcan recouvert d’une lave aussi mate que du goudron. C’est en prenant place sur d’énormes boudins noirs et luisants, où l’on peut nicher à cinq ou six, que les spectateurs rejoignent leur place.
Au lointain se dresse un vaste écran destiné à la projection des images vidéo tournées en live. Tandis qu’on découvre à cour et en fond de scène une datcha cernée par le miroir d’une pièce d’eau, on repère immédiatement une interminable palissade qui se déploie à jardin. Elle va permettre aux acteurs de rejoindre sans être vus le haut de la salle et une construction digne d’une installation de chantier où d’autres scènes vont se jouer dans deux studios clos et superposés.
Une scénographie joliment alambiquée conçue pour réunir le présent et le passé en chauffant à blanc la littérature. Un terrain de jeu idéal pour la troupe de la Volksbühne, où chacun sidère par son talent et s’avère aussi apte à nous tenir en haleine au fil de monologues roboratifs que de transformer en scènes de crime hystériques la violence des passages où ils sont tous réunis face à nous.
La démesure de l’œuvre transforme cette adaptation en une pièce monstre, un spectacle d’une durée de six heures trente avec entracte. Comme souvent chez Frank Castorf, le plateau reste vide la plupart du temps. Mais son art d’user de la vidéo est sans pareil pour ne jamais rompre le lien avec le théâtre et suivre ses acteurs en les cadrant au plus près de leurs émotions.
Le geste époustouflant de Frank Castorf
L’artiste ne se contente pas de son décor. Distillant la pensée de Dostoïevski tel un poison, il dissémine l’action jusque dans les moindres recoins de sa citadelle assiégée. Le drame gagne les loges, investit les sous-sols et s’installe même sur la terrasse du sommet de la cage de scène, où Frank Castorf a fait dresser un fameux “OST” comme un défi, et un hommage à cette institution construite grâce aux donations faites par des ouvriers à l’époque de l’ancienne Allemagne de l’Est.
C’est à l’heure du couchant que l’acteur Alexander Scheer, qui joue Ivan, nous offrait, depuis cette position stratégique dominant la ville, l’un des moments les plus épiques du spectacle avec un monologue d’imprécateur qu’il incarnait comme une déclaration de guerre à l’adresse de Berlin. Un geste époustouflant que Frank Castorf va devoir en partie réinventer en inaugurant ce nouveau lieu de théâtre qu’est la friche Babcock à La Courneuve.
L’occasion de retrouver l’actrice Jeanne Balibar qui, en jouant pas moins de trois rôles dans Les Frères Karamazov, s’avère la seule à être présente de bout en bout dans la pièce. C’est elle qui finit par incarner avec l’élégance qu’on lui connaît ce diable qui transparaît à chaque instant dans la mise en scène et semble être notre guide à chaque étape de ce fastueux voyage au bout de l’enfer.
Les Frères Karamazov de Fedor Dostoïevski, mise en scène Frank Castorf, avec la troupe de la Volksbühne de Berlin, du 7 au 14 septembre à la MC93 hors les murs, friche industrielle Babcock à La Courneuve, dans le cadre du Festival d’automne à Paris, en allemand surtitré, mc93.com, festival-automne.com
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