Chine, début des années 2000. En suivant le destin amoureux de son héroïne de toujours, Zhao Tao,Jia Zhangke livre une épopée filmique unique et plus de vingt ans d’histoire d’un pays en pleine mutation.
Il n’y a pas de meilleur endroit que Cannes, pour que naisse une discussion entre les films d’une même sélection, que s’ouvre le jeu des liens et des dissonances pour tenter de percer les grandes tendances de l’édition en cours, saisir ce qu’elles nous racontent du monde, de l’époque, du cinéma. La présence en compétition de Megalopolis de Francis Ford Coppola et de Caught by the Tides, nous amène à les faire dialoguer.
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Projets titanesques entrepris depuis près de quarante ans pour le cinéaste américain de 85 ans et depuis plus de vingt ans pour le cinéaste chinois de 53 ans, les deux films ont cela en commun d’avoir connu une longue phase de gestation. Mais alors que Megalopolis, au milieu de son dédale d’enjeux et d’intrigues profuses, nous raconte aussi l’histoire d’un homme, et d’un cinéaste qui voudrait pouvoir figer le temps à grand renfort d’excès formels hallucinants tout aussi jubilatoires qu’asphyxiants, Caught by the Tides, “Feng Liu Yi Dai” pour son titre original qui signifie “génération à la dérive” mais peut également s’entendre comme “vent et vague”, le laisse couler infiniment.
L’étude de la Chine
Initié au début des années 2000 dans la ville de Datong, située dans la province de Shanxi dont est originaire le cinéaste, Caught by the Tides réunit deux décennies d’images tournées dans la région. Des rushs pour la plupart documentaires, au milieu desquelles vivent des anonymes, des femmes rieuses s’épanchant sur leurs vies sentimentales via des chansons de karaoké, des hommes pensifs, attendant sans doute la reprise du travail de l’après-midi, des ados prêt·es à se battre. Au milieu d’elles et eux, Qiaoqiao et Bin, personnages centraux de l’œuvre du cinéaste depuis Plaisirs inconnus (2002), incarnés par les fidèles Zhao Tao et Li Zhubin, sont un couple d’amoureux bientôt séparé par le départ de l’homme, appelé par l’ailleurs et ses promesses d’avenir.
Film somme, embrassant de nombreux motifs à l’œuvre dans la filmographie de Jia Zhangke, tout entière vouée à l’étude de la Chine dans ses plus infimes replis, Caught by the Tides l’est surtout dans la manière qu’il a d’additionner des régimes d’images éparses, hétérogènes, donnant tantôt le sentiment d’avoir été capturées à l’aide d’une petite caméra DV aux performances limitées, tantôt retrouvant le maniérisme stylisé et implacable, tendance film noir, d’A Touch of Sin. Le film explore enfin leur versant plus sophistiqué via l’utilisation de technologies les plus récentes et expertes dans des plans comme pilotés par un œil mécanique et panoptique.
Un film mutant
C’est que Caught by the Tides, semble être tout à la fois : un documentaire, un mélodrame, une comédie musicale et une épopée, genres qui s’entrechoquent comme des atomes, producteurs de sens et d’émotion. Film mutant, Caught by the Tides l’est entièrement pour saisir les transformations d’une société, ses mouvements fuyants, pour exhumer les ruines de son passé dans des scènes de chantier comme extirpées d’un film de Fassbinder, et dévoiler ses projections futures dans une scène de reconnaissance entre un robot et une femme.
Quelque chose d’une plénitude abstraite émane alors de Caught by the Tides, une radicalité généreuse, foudroyante d’inventivité et de prouesses formelles, faites notamment de lents et longs panoramiques rappelant certains Akerman, un peu de Michael Snow. De cette foisonnante expérimentation et déchirante histoire d’amour, naît un langage unique dans un film qui lui se passe volontiers de mots et ne fait confiance qu’à ceux qui irriguent les chansons. Documentant avec autant d’intuitions les remous de la société chinoise et de ses invisibles, que ceux d’un univers technologique en perpétuelle expansion, Caught by the Tides répond à la crainte d’un monde privé d’humanité, par une œuvre qui lui est entièrement dédiée, à elle, à ses infimes manifestations, au vent et aux vagues qui parcourent un paysage, aux frémissements qui traversent le regard d’une héroïne triste, cœur irréparable et visage obstrué d’un masque chirurgical et comme imperméable au temps, un regard dans lequel pourtant il semble courir.
Caught by the Tides de Jia Zhangke, avec Zhubin Li, Zhao Tao, You Zhou (Chine) . En sélection officielle.
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