Ce fut le chant du cygne de Morrison, retrouvé mort quelques mois plus tard. Pour fêter les quarante ans de sa sortie, le L.A. Woman des Doors, chef-d’oeuvre de blues hébété, s’offre un lifting. Histoire.
Quand L.A. Woman voit le jour en avril 1971, Jim Morrison ressemble plus à un pochetron limite clochard qu’à une rock-star. Sale, hirsute, bedonnant et dépressif, il est devenu infréquentable, au point que certains amis répugnent à l’inviter dans les soirées de peur qu’il ne pisse sur le tapis. Hier si sexy, le Dionysos du rock n’est que l’ombre de lui-même.
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Première à s’en plaindre, Pamela Courson, compagne et muse du chanteur des Doors, quitte un beau matin la maison en laissant sur le miroir de la salle de bains ce message écrit au rouge à lèvres : “Sacré Sex Symbole ! Même plus capable de bander !” Loin de l’imposture, Jim composera d’ailleurs une chanson sur le piteux état de sa virilité. Intitulée Lament for the Death of My Cock (“Lamentation à propos de la mort de ma queue”), elle appartient à un petit reliquat d’inédits dont fait partie cette autre oraison, Rock Is Dead, longue de quarante-cinq minutes.
La mort annoncée du rock et celle confessée de son membre viril ne servent en réalité qu’à en présager une troisième : celle de Morrison lui-même, le 3 juillet 1971, dans un appartement parisien, trois mois après la sortie de L.A. Woman. En cela, ce dernier album des Doors avec Morrison constitue un solde de tous les comptes. Dernière biture, dernier joint. Dernier couplet, dernier refrain. Dernière virée en ville. Et ultime érection évoquée dans la chanson titre par la répétition de cette formule magique, “Mr Mojo risin’”, anagramme de “Jim Morrison” et manière pour les bluesmen de faire comprendre aux dames qu’ils ont la gaule. Ainsi, même mort, le rock retrouve dans le blues un sursaut de vie (de “vit” ?), comme en témoignent Cars Hiss by My Window, Been Down So Long et le Crawling King Snake, chipé à John Lee Hooker, où Jim se donne des airs de mâle dominant (“Je suis le roi serpent qui rampe et je commande le nid”).
Quarante ans plus tard, c’est plus évident qu’alors : personne n’a jamais interprété le blues comme les Doors, ou su lui imprimer ce rythme de volupté létale, cette sournoise et reptilienne lenteur. Personne n’a su s’enrouler autour avec la grâce et la paresse d’un Robbie Krieger à la guitare. Faisant suite aux passades baroques de Waiting for the Sun et Soft Parade, à ce retour au vrai métier qu’était Morrison Hotel, L.A. Woman est un chant du cygne où se chevauchent eaux primordiales du Delta et bitume des highways de L.A., avec un M. Mojo Risin’ qui carbure à trente-six canettes de bière mexicaine/jour et trente grammes de poudre blanche/ semaine.
Avec un supplément d’équipage (Jerry Scheff à la basse, Marc Benno à la guitare), un nouveau producteur (Bruce Botnick), le capitaine Achab s’apprête à charger une dernière fois Moby Dick. Homme en crise, Morrison gueule sa haine de Dieu, règle ses comptes avec L’America, suggère son goût pour les garçons (Hyacinth House : Oscar Wilde appelait “Hyacinth” ses jeunes amants). Lui qui n’a plus pour seule attache qu’une carte de crédit et un permis de conduire en lambeaux redevient ce bohème en roue libre des débuts, l’égaré de Venice Beach, repéré par Ray Manzarek, avec qui il fréquenta l’UCLA, section cinéma. Nul hasard si le disque se construit autour de trois travellings : The Changeling, L.A. Woman et Riders on the Storm. Les Doors : un groupe de rock à la puissance cinématographique où le délire est toujours cadré.
C’est sur la trame d’un scénario inédit de Morrison que se tisse par exemple le plan final de Riders on the Storm, ses craquements d’orage, son ruissellement de notes dégoulinant de l’orgue Hammond de Manzarek. L’ambiance mi-lugubre, mi-féerique est raccord avec la fin des 60’s, les meurtres de la famille Manson et la boucherie du Vietnam. “Le tueur est sur la route”, prévient cette voix caverneuse en écho au célèbre “Le futur est incertain et la fin n’est jamais loin” de Roadhouse Blues. Pour Morrison, la fin est proche. Très proche même. L’éternité aussi.
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