Paul Schrader revient en compétition à Cannes pour la première fois depuis 1988, avec une méditation aussi retorse qu’épurée sur les méandres de la mémoire, le pouvoir de la captation et les illusions d’une vie qu’on croit réussie.
Sitôt close sa trilogie dite “de la rédemption” avec Master Gardener l’an dernier, Paul Schrader adapte ici l’avant-dernier roman de Russell Banks, Oh, Canada, publié en 2021, un peu moins de deux ans avant sa mort. Si l’on souhaite à Paul Schrader, clairement en pleine forme artistique, de réaliser encore de nombreux films, il est impossible de ne pas voir dans le choix de transposer cet ouvrage une façon, si ce n’est de livrer un testament, du moins de solder quelques comptes – tout en évoquant le thème de la rédemption, comme à son habitude…
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Dans une introduction d’une précision chirurgicale, qui prépare à la rigueur du dispositif à suivre, un couple de documentaristes en vogue installe ses caméras dans le salon d’un autre documentariste, légendaire celui-ci, qui fut jadis leur mentor à la fac et dont ils espèrent recueillir l’ultime témoignage avant que le cancer ne le consume pour de bon. Mais tandis qu’il et elle essaient de le faire parler de sa carrière débutée par un coup d’éclat mythique (sa désertion au Canada pour éviter d’être conscrit au Vietnam en 1968), Leo Fife (Richard Gere) n’a qu’une idée en tête : profiter de l’occasion pour offrir, à sa femme et à la caméra, sa vérité sur sa propre vie.
Uma Thurman / Richard Gere
Uma Thurman interprète ce rôle avec une puissance sidérante, notamment lorsque Schrader la filme en gros plan, bouillant intérieurement à l’écoute de son époux en roue libre. Mais c’est ce dernier qui emporte le morceau : Richard Gere (secondé dans les flash-back par Jacob Elordi), qui doit son meilleur rôle au réalisateur d’American Gigolo en 1980, est au cœur d’un dispositif retors – et formellement virtuose – l’amenant à plonger dans différentes strates de sa vie sans que l’on sache très bien ce qui est vrai ou fantasmé.
C’est ainsi au confessionnal que nous invite, comme souvent, Schrader, sauf que la rédemption y est cette fois-ci moins teintée d’amertume que d’ambivalence – ce que résume un joli jeu de mots formulé accidentellement : Freud ou fraud (imposteur en anglais) ? C’est que la faute que le vieil homme tente d’expier est d’avoir été aimé pour les mauvaises raisons sans jamais savoir aimer quiconque en retour. En somme, d’avoir été opportuniste, d’avoir réussi sa vie tout en ayant l’impression de la traverser en fantôme.
Sauter dans le vide
Schrader convoque en outre d’autres fantômes ici : ceux du Nouvel Hollywood, livrant peut-être une clé pour comprendre cette génération de cinéastes obsédée par la guerre du Vietnam alors qu’aucun ne l’a faite (sauf Oliver Stone). Son geste avec Oh, Canada (rigoureux, épuré, presque mathématique) est aux antipodes de celui de Coppola avec Megalopolis, mais la découverte de ces deux films côte à côte à Cannes est particulièrement émouvante : deux magiciens qui, au crépuscule de leur œuvre, se regardent dans le miroir et, pour citer (de mémoire) le second, “sautent dans le vide pour enfin être libres”.
Oh, Canada de Paul Schrader avec Uma Thurman et Richard Gere (États-Unis). En Compétition officielle.
{"type":"Banniere-Basse"}