“Les Reines du drame”, le premier long métrage d’Alexis Langlois présenté en Semaine de la critique, est un opéra sur les amours contrariées de la pop et du punk, doublé d’un fiévreux mélodrame queer.
Il y a onze ans, peut-être bien jour pour jour si quelques fanatiques des dates veulent bien se donner la peine de le vérifier, étaient présentées à la Semaine de la critique Les Rencontres d’après minuit de Yann Gonzalez. La promesse d’un nouveau cinéma queer français, posée à l’exacte place qu’occupe aujourd’hui pour l’y renouveler Les Reines du drame d’Alexis Langlois – soit le créneau le plus exposé de la Semaine (la séance événement du premier week-end), mais étrangement hors compétition. Comme si certains primo-cinéastes avaient déjà accompli dans le court métrage des carrières si triomphales qu’on les privait de concourir à égalité avec d’autres coups d’essai qu’ils risqueraient d’écraser.
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Ce fut le cas des Rencontres comme aujourd’hui de ces Reines, étrangement appelées à ne pas régner sinon à la Caméra d’or et à la Queer Palm auxquelles elles sont de fait plus qu’éligibles. En réalité, leur scintillement devrait tout aussi bien se passer de couronne.
Itération fantôme
Des amours contrariées de Mimi Madamour, popstar de télécrochet au bon goût de sucres rapides et d’années 2000, née des couettes de Britney, Lorie et Alizée ; et de Billie Kohler, électron punk et féministe aux inspirations plus underground, en tête Sexy Sushi, on serait tenté·es de d’abord relever la dimension de pastiche fiévreux. Le film passe avec une ivresse partageuse sur quarante ans de musique brassant un spectre allant de l’olympe des charts aux diamants du caniveau, de la pop rose bonbon à la new wave éplorée en passant par les brûlots queerpunk, et dont Langlois est allé réécrire une histoire ciselée de tubes aussi fictifs que familiers, comme une itération fantôme de notre propre mémoire auditive construite par un gang de compositrices aussi hétérogène que Yelle, Rebeka Warrior et Mona Soyoc. On pourrait, tout aussi bien, y voir un support de commentaire méta – le film racontant à travers ces deux incarnations archétypales les entrechats conjugaux du mainstream et de l’underground, leur alchimie instable faite d’effusions, de séductions, d’interdépendances et de rejets, et finissant par brouiller les lignes en inversant les postures, célébrant les rébellions sourdes des icônes mal-aimées de la musique commerciale (en citant abondamment les martyrs de Britney), tout en ricanant gentiment sur la provocation convenue des succès subversifs, pas toujours moins formatés.
Mais avant d’être tout cela, le film est en premier lieu affaire de mélo et de souffle romanesque – sa vraie surprise tant on attendait de lui la démesure, l’outrance, la griserie formelle, sans vraiment être assuré·es de sa profondeur de voix ni de son maintien sur un temps long. Au fil de sa flamboyante et très remarquée carrière dans le court métrage, Langlois a signé une ethnographie des afters queer poudres incluses (Fanfreluches et idées noires), une comédie musicale mâtinée de teen movie (À ton âge le chagrin c’est vite passé), un revenge movie trans (De la terreur mes sœurs !), une satire horrifique et Buffy-esque du financement du cinéma français (Les Démons de Dorothy); bref : iel a signé des coups, happenings formels et thématiques, charges ardentes, gestes puissamment maîtrisés (dès Fanfreluches et idées noires, son sens aigu du cadre est frappant) mais exécutés sur l’énergie d’un seul élan, comme une pulsion, de vie, ou de mort, ou de sexe.
Pasionara trash
À l’épreuve du feu du passage à une écriture capable de soutenir près de deux heures de récit, sur laquelle tant d’espoirs en courts se sont carbonisés avant iel, le film tient. “J’ai tout de suite pensé que tout allait se jouer là, il fallait qu’on soit emporté dans une narration.” Inspiré par une véritable rupture amoureuse dans laquelle son rôle fut celui de la pasionaria trash, et où l’identité de la vedette mainstream restera un mystère malgré nos insistances très malpolies, Langlois a surtout mis beaucoup de sa cinéphilie dans sa structure de récit, empruntant “au rise and fall à la De Palma”, mais aussi aux grands recueils de souvenirs hollywoodiens comme Les Ensorcelés de Minnelli ou A Star Is Born de Cukor – “même si certains jeunes cinéphiles rejettent un certain cinéma classique, moi c’est avec ce cinéma, cette mise en scène lyrique et ses personnages féminins outranciers comme ceux de Bette Davis, Liz Taylor ou Judy Holliday, que s’est construit mon regard queer et féministe.”
Deux motifs créent la surprise dans Les Reines et suffisent presque à leur donner leur envergure insoupçonnée. D’abord, la musique orchestrale de Pierre Desprats, complètement inattendue pour un tel film et assumant de hautes altitudes de tragique baroque évoquant Morricone (Il était une fois en Amérique) ou citant directement Herrmann (Vertigo). Ensuite, le soin apporté à la chorégraphie opératique, dans plusieurs séquences clés où la caméra navigue avec une grâce extrême parmi une danse de figurant·es et de silhouettes, comme pour la scène de casting de starlettes en herbe ou la déambulation finale dans le cabaret. De véritables casse-têtes à la sophistication pourtant élégamment dissimulée, l’idée n’étant pas d’en mettre plein la vue, mais de maintenir le film en mouvement perpétuel, même si cela signifie une inflation formelle à la frontière du réalisable. Tourné en cinq semaines à une seule caméra dans des studios bruxellois, Les Reines est un miraculé de sa propre fabrication. Langlois ne s’est pas laissé démonter par le défi : “C’est un autodidacte mais un véritable technicien, grâce à sa forte expérience dans le court-métrage”, note sa cheffe-opératrice Marine Atlan. “Iel monte aussi ses films, en collaboration avec Gabriel Gonzalez. Toutes les conversations avec iel étaient techniquement abouties et cohérentes, ce n’est pas un cinéaste avec des vues abstraites qui se défausse sur ses techniciens.”
Un troisième motif sert de colonne vertébrale au film, dont il développe tout aussi bien la prise sur la pop culture que la couleur de mélancolie mnésique et proustienne : c’est celui du youtubeur qui raconte, depuis un futur lointain, cette romance dont on croirait parfois qu’elle s’adresse à une humanité éteinte, ou aux extraterrestres qui en découvriraient un jour les vestiges sur une Terre désolée. Tiktokeur de la fin des temps, fan transi de Mimi déçu par ses amours scandaleuses, Steevyshady raconte tout autant l’histoire qu’il y prend peu à peu le pouvoir (le fan se substituant à la star sous les projecteurs, glissement warholien subtilement retracé par le dernier acte). “Les youtubeurs sont les conteurs des temps modernes”, professe Langlois qui s’est évidemment inspiré des Mille et Une Nuits, ou plus exactement d’un intermédiaire moins noble – le narrateur d’Aladdin, version Disney – pour construire ce personnage moteur génialement interprété par Bilal Hassani dans une variation cartoonesque de lui-même. “Je l’ai découvert dans la vidéo bouleversante de son coming out et j’ai eu très envie de lui écrire ce rôle”, se souvient le cinéaste qui entretemps a aussi signé un de ses clips (Marathon, tison hautement érotique avec François Sagat).
Le camp de l’euphorie et de la fureur
Pour la première fois depuis les débuts de la bande Langlois en 2016, la tête d’affiche n’est plus tenue par la troupe constituée au fil de ces huit ans et quatre courts à savoir Nana Benamer, Raya Martigny, Dustin Muchuvitz, Naëlle Dariya, Injuste Langlois (sa sœur et complice de toujours, qui a refusé le rôle de Billie en craignant un engagement au long cours peu compatible avec sa vie). Un gang qu’on retrouve néanmoins pour la plupart dans les seconds rôles de ce premier long, qui cède l’interprétation principale à un couple inédit. Gio Ventura, réalisateur et acteur, vu notamment dans un court de Yann Gonzalez (Fou de Bassan), rêvait d’intégrer le cinéma de Langlois et l’a directement abordé à Locarno en 2021 : le rôle de Billie Kohler s’est parfaitement prêté à sa plastique de petit boxeur teigneux. La découverte de Mimi Madamour a quant à elle évidemment procédé d’un scénario à la Vicki Lester, la vedette de A Star Is Born : un éprouvant processus de casting a été nécessaire pour aller repérer Louiza Aura, jeune étudiante en cinéma aspirant à une carrière de scénariste et réalisatrice ne jurant que par Chris Marker, le cinéma taiwanais et coréen, et que le film ne cesse de métamorphoser de timide midinette en diva pop, jusqu’aux confins de la disgrâce, de l’émancipation et de la vieillesse. Cinq auditions ont été nécessaires pour confirmer le choix et surtout s’assurer de l’alchimie entre les deux interprètes, paradoxalement testé·es sur la scène de leur rupture. Sept mois de répétition ont enfin précédé un tournage où planait déjà, pour beaucoup, un parfum de grandeur : “Tous les soirs je disais à Louiza que c’était fou, que c’était sûr qu’on serait à Cannes !”, se souvient Gio.
Financé notamment par une assez improbable commission d’avance sur recettes à la comédie romantique dirigée par Arielle Dombasle, Les Reines arrive à l’extrémité d’un cycle incarné par une galaxie de cinéastes dont il partage beaucoup d’aspirations et plusieurs partenaires (Desprats chez Mandico, Ventura chez Gonzalez, Atlan chez Poggi et Vinel…). Il n’en demeure pas moins qu’il en ouvre, peut-être, un autre à lui tout seul. Par son humour notamment, le film s’arrache au lyrisme de ses aîné·es et se déprend d’un certain registre poétique associé ces dernières années au cinéma queer, pour le ramener dans le camp qui a toujours été celui de Langlois et qui est celui de John Waters : le camp de l’euphorie et de la fureur.
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