Au théâtre de la Colline, la pièce de Denis Marleau, écrite par Laurent Gaudé, offre une élégie polyphonique aux victimes des attentats du 13 novembre.
Il faisait beau et doux ce jour-là, on l’avait oublié ; le 13 novembre 2015 portait la promesse d’une journée comme une autre, ouverte à la répétition des tâches qui rythment les vies ordinaires, mais aussi aux plaisirs de rencontres à venir, amoureuses ou amicales, en terrasse. Car il faisait vraiment beau et doux ce jour-là.
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Dès le début de sa pièce, Terrasses, mise en scène par Denis Marleau au théâtre de la Colline, Laurent Gaudé donne à entendre les voix de deux amoureuses impatientes de se retrouver le soir, mais aussi de sœurs jumelles préparant leur anniversaire, et d’autres encore, pour qui la matinée du 13 novembre abrite un programme de réjouissances familières : bavarder, flâner, rire, boire un verre en terrasse.
À ce climat d’insouciance heureuse, éphémère mais fondateur de la pièce, succède, dans un basculement insensé, la description chaotique des tueries qui plongent en début de soirée Paris dans l’horreur – dont nous avons tous et toutes des souvenirs encore à vif. Un événement dont on peut “effacer les traces, mais pas les ombres”, comme le dit le personnage qui doit nettoyer le Bataclan après la tuerie.
Épopée élégiaque
Tout le projet de Laurent Gaudé et de Denis Marleau repose sur la recherche d’une proximité impossible avec ces ombres. Celles des victimes qui, mortes ou survivantes, abattues ou sauvées, échappent ici à l’oubli en parlant de leur nuit noire. Laurent Gaudé revendique la forme de l’épopée élégiaque et du chœur antique pour donner à entendre des voix intérieures au cœur même du drame.
En entremêlant les multiples récits de personnages fictifs ayant traversé de manière différente l’événement (victimes, secouristes, parents, infirmier·ères, médecins, pompier·ères, passant·es…), la pièce cherche moins à documenter les attentats qu’à figurer les traumatismes qu’ils ont engendrés chez tous ces passager·ères de la nuit.
“Je n’avais pas du tout envie de faire une pièce documentaire”, précise Laurent Gaudé, dont l’écriture évacue la dimension testimoniale. La forme plus abstraite et fantasmagorique qu’il adopte était pour lui la seule condition de possibilité d’une certaine idée de la vérité, d’une compréhension sensible de ce qui s’est joué en quelques minutes dans les plis secrets des effrois partagés.
“Une communauté s’est formée”
Se succédant au fil du spectacle, des terrasses au Bataclan, des tables extérieures à la fosse de la salle, de l’après-midi au lever du jour, les paroles des personnages constituent ce que Gaudé appelle “un chœur à la fois dissonant et rassemblé”. Ce travail de collage entre des paroles fragmentées et fracturées participe de sa volonté de mettre au cœur de la pièce le motif du “nous”, comme l’indice d’une vraie tragédie collective. “Un chœur, un groupe, une communauté s’est formée. Nous avons des référents communs face à ce drame, et je pense que le théâtre sait très bien s’emparer du groupe, le convoquer, zoomer subitement sur un individu, puis revenir au groupe”, explique l’auteur.
Les souffrances, les peurs, les chagrins de tous les personnages, joués par une quinzaine de comédien·nes justes dans l’expression d’une tristesse inconsolable, abritent sans cesse la question du hasard et du dilemme. Le beau temps, ce 13 novembre, était-il un piège ou un cadeau pour les jeunes en terrasse ? Pourquoi lui – et pas elle – fut-il la cible du terroriste ? ”Toi, oui… Toi, pas…” Le dernier otage du Bataclan est-il un chanceux ou un damné ? Un naufragé ou un rescapé ?
Posant plus de questions qu’elle ne donne de réponses, prenant acte de l’impossibilité même de comprendre le sens de cette nuit, la pièce conduit le·la spectateur·rice dans des contrées intimes, dans un endroit dont on peine à imaginer le chaos, tellement le fait d’y penser nous fait simplement mal et nous afflige. C’est aussi en quoi, alors qu’elle a tout pour nous bouleverser, la pièce génère un effet de sidération, presque froid.
L’espace d’accueil de nos désirs
En dépit de tous les mots qui disent ici l’effroi, qui disent aussi la volonté d’y résister pour ne pas rester “terrassé·es”, le spectacle de cette désolation pèse encore fortement sur nos affects de spectateur·rices. La mise en scène, sobre, tenue, de Denis Marleau, exposant les voix déchirantes des comédien·nes figé·es et pétrifié·es sur la scène nue, au fond de laquelle un écran géant exhume quelques images floues de la nuit, dégage néanmoins un souffle épique évident.
Le baiser final des deux amoureuses du début se voudrait le signe d’un refus de céder à la peur, de la nécessité de continuer à aimer les terrasses comme l’espace d’accueil de tous nos désirs. S’il nous pèse immanquablement, par la tristesse qu’il convoque en chacun de nous, ce souffle, où la vie voudrait conjurer la mort, n’a peut-être que le théâtre pour en représenter la possibilité même. En sortant de celui de la Colline, les terrasses nous attendent ; on y boira en pensant à tous·tes celles et ceux qui n’en sont pas revenu·es, ces sacrifié·es dont Denis Marleau et Laurent Gaudé ravivent les braises, derrière leurs ombres sourdes.
Terrasses, texte Laurent Gaudé, mise en scène Denis Marleau, création. Au Théâtre de la Colline, Paris, jusqu’au 9 juin (le mardi à 19h30, du mercredi au samedi à 20h30, le dimanche à 16h).
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