À l’occasion de l’ouverture de la nouvelle grande exposition, “Arabofuturs”, proposée par l’Institut du monde arabe, qu’il dirige depuis dix ans, Jack Lang revient sur son action à la tête du musée parisien en passe de devenir le plus grand musée arabe d’art contemporain d’Occident. L’occasion de revenir aussi avec lui sur les débats qui agitent le monde culturel et sur la manière de protéger l’indépendance et la création artistique en ces temps de réduction budgétaire. Une autre politique culturelle serait-elle possible ?
Cela fait dix ans que vous dirigez l’Institut du monde arabe (IMA), avec des succès de fréquentation et une présence accrue de la scène artistique contemporaine dans vos murs, à l’image de votre nouvelle exposition Arabofuturs. Comment définiriez-vous la vocation de l’institut ?
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Jack Lang – Jamais dans l’histoire de l’IMA, l’art contemporain n’a été aussi présent qu’aujourd’hui. Le musée de l’IMA est en passe de devenir le plus grand musée arabe d’art contemporain d’Occident, avec le Musée arabe d’art moderne (Mathaf) à Doha. Mes collaborateurs éminents qui dirigent le musée et les collections (Nathalie Bondil, Éric Delpont, Élodie Bouffard…), m’apportent leur regard sur la scène artistique actuelle. Toutes les expositions d’art contemporain proposées ces dernières années ont connu un grand succès : Ce que la Palestine apporte au monde ; Baya, icône de la peinture algérienne ; Habibi, les révolutions de l’amour ; Raymond Depardon/Kamel Daoud ; Lumières du Liban ; Foot et monde arabe ; Etel Adnan ; Pour un musée en Palestine ; Biennale des photographes du monde arabe contemporain… Par ailleurs, dans les autres expositions historiques, nous incluons désormais des artistes d’aujourd’hui, à qui l’on passe des commandes. Nous assumons un vrai engagement pour la création contemporaine.
À part les expositions elles-mêmes, l’IMA propose beaucoup d’autres activités. Lesquelles comptent le plus à vos yeux ?
Plus de la moitié des activités de l’IMA sont consacrées à des activités éducatives, à l’enseignement de la langue arabe, à des actions culturelles, à des conférences, à des laboratoires d’idées. En 2023, plus de 100 000 visiteurs ont participé à des programmes éducatifs : visites guidées, ateliers, escales musicales… Nous avons lancé en 2016 la mallette “Arabesque” permettant aux publics scolaires de découvrir le monde arabe par les arts ; et en 2021 nous avons, en partenariat avec le Musée d’art et d’histoire du judaïsme, lancé une mallette pédagogique numérique “Cultures en partage”, qui met en relation les rituels des deux régions et leurs parentés. On la diffuse dans les collèges. On travaille main dans la main avec le Mahj.
Sur le front des idées, les Journées de l’histoire organisées en mars sur les amours dans le monde arabe ont été très suivies ; comme les Jeudis du Ramadan, animés par l’imame Karima Bahloul, ou les rencontres avec Gilles Kepel et Jean-Pierre Filiu pour analyser le conflit israélo-palestinien. Nous allons organiser dans les prochains jours les “super jeudis de l’IMA Arabofuturs”, autour de questions comme les nouvelles humanités, l’écologie du futur, l’intelligence artificielle, les villes et l’architecture. En octobre prochain, nous accueillerons le premier sommet international des pensées arabes. L’IMA abrite aussi un studio d’enregistrement de podcasts ; beaucoup sont en préparation : une déambulation dans les rues de Paris qui entretiennent des liens avec le monde arabe par Coline Houssais ; un voyage dans la culture musicale égyptienne par Kawkab Tawfik ; un podcast de Barbara Cassin sur les trois monothéismes ; un portrait sonore de Gaza par Marine Vlahovic…
Comment l’actualité internationale tendue affecte-t-elle vos activités et vos missions ?
La tolérance, l’écoute, la confrontation d’idées, la non-violence : je reste attaché à ces règles non écrites qui animent l’esprit de l’IMA. Ce que l’on cherche à faire, c’est montrer le monde arabe sous toutes ses facettes, y compris la violence qui le traverse immanquablement. On a organisé quinze tables rondes au moins sur la Palestine, avec des dialogues vifs. Pour Gaza, on a organisé des colloques, une exposition, une veillée pour les artistes, une vente aux enchères pour les enfants.
Votre fonction de direction de l’institut peut-elle se voir aussi comme une fonction diplomatique déguisée ? Vos échanges avec les acteur·ices culturel·les et politiques du monde arable ne sont-ils pas un outil de la politique de la France dans cette région ?
Je suis un vieil ami du monde arabe. Je parle avec beaucoup d’acteurs de la culture et des universités. Mais, je ne suis pas un diplomate classique. J’ai commencé mes tout premiers combats politiques à travers l’engagement contre la guerre d’Algérie, j’ai participé aux luttes pour l’indépendance du Maroc et de la Tunisie. Pierre Mendès France était mon idole, avant François Mitterrand. C’est comme cela, chemin faisant, que je suis venu à la politique. Mon premier visiteur au ministère de la Culture, le premier jour de mon arrivée en 1981, c’était le cinéaste Youssef Chahine, ami de longue date, qui voulait m’alerter sur le soutien nécessaire au cinéma égyptien et africain. Vous voyez, mon attachement au monde arabe vient de loin.
La culture, comme outil d’émancipation des peuples, cela a été votre moteur de toujours. Aujourd’hui, vos actions sont saluées de tous côtés, vous n’avez plus d’ennemis politiques, ce qui n’a pas toujours été le cas. Comment percevez-vous le respect que vous suscitez ?
Plus vous croyez à vos idées, mieux elles peuvent être partagées. Mes idées sur la culture ont été souvent sévèrement attaquées dans les années 1980 ; on m’a quand même traité dans la presse de droite de “pape du sida mental”. J’ai connu des polémiques violentes dans ma carrière. Mais, je ne me suis jamais plaint de ces polémiques, car elles donnent de la vie, elles créent du mouvement. Je trouve d’ailleurs que les débats culturels, aujourd’hui, par comparaison, sont assez plats. À l’époque, j’avais chaque matin ma dose. Mais cela stimule ; il arrive que des polémistes disent des choses justes dont il faut tenir compte.
Comment appréciez-vous les inquiétudes actuelles dans le monde culturel sur les coupes budgétaires annoncées par le gouvernement récemment ? Et quelle analyse rapide faites-vous de l’état des politiques publiques menées aujourd’hui dans le champ de la culture ?
J’évite, autant que faire se peut, de donner des conseils aux ministres. J’aime écrire à des gens responsables, plutôt que d’écrire des tribunes dans la presse, par exemple. J’écrivais beaucoup à Rima Abdul-Malak lorsqu’elle était encore ministre l’an dernier. J’ai par ailleurs une obligation de réserve ; je ne veux pas donner le sentiment d’être partisan. Mais, j’ai un slogan préféré qui résume ma vision d’une politique culturelle vertueuse : “Small is beautiful”. C’est cela qui est important. Car je me méfie de toutes les formes d’hyper-concentration, qui sont le contraire même de la liberté. Or, dans le champ de la culture, tous secteurs confondus, ce phénomène de concentration est aujourd’hui très inquiétant. Je n’ai jamais encouragé les mammouths. Nous sommes quand même le pays où il y a encore le plus grand nombre de cinémas, de librairies, de théâtres, par habitant. C’est ce modèle culturel qu’il faut préserver. J’invite à préserver chaque lieu de création comme un trésor à chérir.
Mais ce modèle, que vous avez contribué à construire dans les années 1980, se fragilise ! Quel rôle doit jouer l’État, selon vous, pour lutter contre cette concentration et pour mieux protéger les petites structures et les artistes ?
La question la plus importante, c’est l’urgence d’une loi anti-concentration qui protège la liberté et l’indépendance. Le mot “exception culturelle”, je l’ai inventé, au moment de la loi sur le prix unique du livre. La conviction que je portais en 1981, c’est qu’un livre n’est pas une marchandise comme une autre. Il ne faut pas lui soumettre le même régime fiscal que celui d’une boîte de conserve. L’exception culturelle, c’est une exception dans le régime des prix, des subventions, de la fiscalité, de la rémunération des artistes… Aujourd’hui, je plaide avant tout pour une exception du budget de la culture et de la recherche. C’est une question de choix politique.
On vous croise encore souvent dans des spectacles. D’où vient votre curiosité intacte ?
Mais c’est ma vie ! Je suis amoureux du théâtre, de l’art en général, depuis que j’ai 10 ans. Cela ne m’a jamais quitté. Le désert culturel français existait en 1981 ; il n’y avait en France que quelques centres dramatiques nationaux. L’élan de la décentralisation a peuplé ce désert.
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