La créatrice de mode vient de disparaître. Retour sur le parcours d’une personnalité atypique, révolutionnaire dans son approche de la mode.
Elle en avait fait sa marque de fabrique : la rayure, souvent déclinée sur des pulls multicolores portés à même la peau. Quelques heures après le décès, à 86 ans, des suites de la maladie de Parkinson, de Sonia Rykiel le 25 août, le motif ressurgissait en forme d’hommage sur Instagram, souvent assorti de la mention “let’s wear stripes”. “Portons des rayures” pour être libres, vivants et singuliers. Parfait accord entre le fond et la forme, la société et le sens du vêtement.
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Dans l’histoire de la mode, la rayure a en effet un passé sulfureux. Comme l’explique l’historien des couleurs Michel Pastoureau dans L’Etoffe du diable, elle est au départ rattachée à la trangression et à la marginalité, portée par les prisonniers, prostituées, jongleurs, musiciens, bouffons, bourreaux, hérétiques, Juifs. A partir du XIXe siècle, elle devient également synonyme de liberté, de jeunesse, de plaisir et de progrès. Transgression d’un ordre social associée à un nouvel idéal du corps : quelle meilleure définition de la petite révolution de mode créée par Sonia Rykiel à partir du début des années 1960 ?
“Je n’ai pas appris la mode, à écrire ou à dessiner”
Rykiel – née Sonia Flis en 1930 dans une famille bourgeoise russo-roumaine – l’a souvent dit : autodidacte, elle “ne sait rien faire”. “Je n’ai pas appris la mode, à écrire ou à dessiner. Mais j’ai beaucoup travaillé”, explique-t-elle dans un entretien à la fin des années1980, alors qu’elle vient défendre la sortie d’un de ses romans (grande amoureuse de littérature, elle en signera plusieurs), La Collection, qui raconte l’histoire d’un défilé.
Sa mode sera donc ce qu’elle appelle “la démode”, une déconstruction des normes en vigueur. Elle abolit les boutons, les ourlets, les longueurs, impose le noir comme féminin ou encore la maille – qui se limite alors à de gros chandails portés majoritairement par des hommes – comme un élément de mode. C’est d’ailleurs grâce à un petit pull – rayé – qu’elle se fait connaître en 1965. Sonia bosse alors dans le XIVe arrondissement dans la boutique de Sam Rykiel, qu’elle a épousé en 1956 et dont elle a eu la même année une fille, Nathalie.
Les Américains la surnomment “la reine du tricot”
La jeune femme conçoit des vêtements qu’elle ne trouve pas en boutique : des robes future maman et un petit pull moulant, sexy, conçu pour être porté à même la peau, qui se retrouvera en couverture de Elle, parfaitement mis en valeur par Françoise Hardy. Succès immédiat. Bardot, Vartan ou Audrey Hepburn l’adoptent. Les Américains la surnomment “la reine du tricot” et la distribuent dès la fin des années 1960 chez Henri Bendel ou chez Bloomingdale.
A Paris, elle ouvre en 1968 – comment ne pas y voir un symbole – sa première boutique, rive gauche, dans le bouillonnant et bohème Saint-Germain de ces années-là. Elle en devient rapidement un emblème, tout comme Saint Laurent, qui a ouvert sa première boutique à quelques rues de là, deux ans plus tôt.
“C’est fantastique de pouvoir enfin être exactement comme on en a envie”
Synthèse d’elle-même, sa mère, ses sœurs, ses amies (Claire Bretécher, Régine Desforges…), la femme Rykiel lui ressemble. Elle est active, veut du confort, du pratique, mais également plaire. Elle se fait l’écho des nouveaux désirs d’indépendance et d’égalité qui traversent alors la France de 1968. Sa silhouette signature – créée par des emmanchures taillées haut, près du corps, des manches étroites qui allongent le torse – façonne une allure juvénile, énergique, pleine de vie.
Avec ses vestes sans doublure, ses coutures apparentes, ses vêtements sans ourlets, Rykiel devient le chantre d’une mode plus libre qui se libère des diktats des couturiers. “Avant, il y avait les impératifs des couturiers qui dictaient des choses : on était à la mode quand on portait un tailleur cintré, une jupe faite de telle ou telle façon, expliquait-elle dans une interview télévisée en 1977. Je pense que depuis cinq ans ou plus tout a changé. Ça n’est pas ça être à la mode. C’est fantastique de pouvoir enfin être exactement comme on en a envie.”
Avec elle, la mode, faite par une femme pour des femmes, s’apparente davantage à un mode de vie. La mode est finalement faite par celle qui la porte, dans sa singularité. “Je voudrais que la femme dans une robe fasse un mobile de Calder, qu’elle fasse des mouvements tellement différents que la robe n’appartient qu’à elle.” Et pour Rykiel, le plaisir doit rester accessible.
A la fin des années 1980, elle crée Sonia Rykiel Bis
Pionnière dans la démocratisation de la mode, elle sera à la fin des années 1970 la première à collaborer avec le catalogue de vente par correspondance Les 3 Suisses en dessinant une collection. A la fin des années 1980, elle crée Sonia Rykiel Bis, une ligne plus accessible, en compagnie de sa fille Nathalie qui avait fait ses débuts comme mannequin. La créatrice est en phase avec son époque.
En 1989, elle réalise 250 millions de chiffres d’affaires dont 60% à l’étranger. Entre mère et fille, la complicité est très forte. “Sonia commençait chaque cahier de dessin en écrivant le prénom de sa fille Nathalie. Nathalie et Sonia Rykiel sont un couple de mode comme Yves Saint Laurent et Pierre Bergé. Sonia Rykiel n’était jamais satisfaite, elle était consciente de la valeur de son travail, de ce que cela représentait pour les femmes, et elle voulait toujours faire plus juste. C’est le mot qu’elle employait. Juste”, se souvient Loïc Prigent qui lui a consacré un très beau documentaire, Le Jour d’avant.
“Elle était très malicieuse, très drôle, menteuse, allumeuse, très sexe, toujours poète” Loïc Prigent
“Ce qui était fou chez Sonia Rykiel, c’est qu’il suffisait d’allumer la caméra et, dans tous les sens, à droite ou à gauche, partout, tout était mode, même les ombres étaient mode, se souvient-il. J’ai déjà filmé les ombres des mannequins en coulisses chez elle et c’était une image de mode dingue. Tout ce qu’elle faisait était extrêmement graphique, elle créait des femmes qui étaient à la fois des images de mode très fortes et des silhouettes qu’on pouvait croiser dans la rue. Elle était très malicieuse, très drôle, menteuse, allumeuse, très sexe, toujours poète et elle vous filait le frisson.”
Et cultivait également son franc-parler et ses convictions. En 2002, elle soutient le candidat Jospin. Quand celui-ci perd au second tour, elle fait installer des urnes dans les vitrines de ses boutiques et appelle à voter contre le FN.
“Je ne suis jamais passée inaperçue”
Sous l’impulsion de sa fille Nathalie, la maison se développe dans les années 1990. Une ligne homme (1990), une ligne enfant (1993), et une ligne accessoires viennent renforcer la maison et l’adapter aux logiques plus mondialisées et globales de la décennie. Rykiel se met également à fabriquer des sextoys, de petits canards qu’elle vend dans le sous-sol de sa boutique de la rive gauche ou dans le concept store qu’elle monte pour l’occasion.
L’initiative fait beaucoup parler d’elle. Mais Rykiel a l’habitude. “Je crois que c’est le fait d’être rousse… Je ne suis jamais passée inaperçue”, explique celle que Robert Altman prendra comme modèle pour écrire Prêt-à-porter et composer le personnage de la créatrice de mode joué par Anouk Aimée.
Mais cette forte présence, cette identification entre la maison et la créatrice finit par poser problème. Pendant la décennie 2000, la marque a du mal à parler aux plus jeunes générations. Nathalie, qui a repris les rênes depuis 1995, décide en 2012 d’adosser la maison de couture à un fonds d’investissement hong-kongais.
Quelques directeurs artistiques se succèdent sans grand succès. En 2014, Julie de Libran, passée chez Louis Vuitton, est nommée à la tête de la direction artistique de Sonia Rykiel et tente d’y installer une image plus ostentatoire et opulente, assez loin des idéaux de départ, mais plus en accord avec l’époque. “L’image que j’aimerais qu’on garde de moi ?, demandait Rykiel dans une interview télévisée. Une femme qui bouffe l’époque politiquement, intellectuellement, socialement, écologiquement et qui avance en écartant bien les bras pour ne pas tomber.”
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