Parfois considérée comme une colère prérévolutionnaire, la rage est devenue un véritable cri de ralliement générationnel. Elle met pourtant l’individu sur une ligne de crête, entre besoin de créer et envie de détruire, comme l’explique le pédopsychiatre Daniel Marcelli dans « Avoir la rage » (éd. Albin Michel).
« OK on a la rage mais c’est pas celle qui fait baver », clame Keny Arkana dans son tube éloquemment intitulé La Rage, sorti en 2006. Depuis la fin du XXe siècle et davantage encore le début du XXIe, une « rage psychologique » s’est en effet substituée au virus muselé par Louis Pasteur. Des Prophets of Rage (le super-groupe héritier de Rage Against The Machine) à Noir Désir (auteur de La Rage) en passant par les personnages de Vernon Subutex de Virginie Despentes, ou ceux du film La Haine de Mathieu Kassovitz, cet « état affectif généralement causé par un sentiment d’impuissance devant une situation de frustration » est érigé en principe vital de l’individu contemporain.
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D’où vient ce désir nouveau de mordre ? De quoi est-il le symptôme ? Quels écueils doivent éviter les personnes qui en sont atteintes ? Dans Avoir la rage, Du besoin de créer à l’envie de détruire (éd. Albin Michel), le pédopsychiatre Daniel Marcelli élucide ces questions en mettant en évidence tous les paradoxes qu’elles recèlent.
« Une forme de colère prérévolutionnaire »
La définition même du mot n’en est pas exempte. Alors que la rage a pendant longtemps été considérée comme un état – les révolutionnaires de 1789 n’étaient-ils pas surnommés les enragés ? –, elle est désormais passée au stade de possession dans la langage courant : d’être en rage à avoir la rage, celle-ci perd ainsi son objet pour devenir « un cri de revendication ».
« La rage est entendue comme une forme de colère prérévolutionnaire, une insoumission, une façon de rester debout, ‘tout ce qui nous reste’ contre la société perçue comme pourrie », détaille le pédopsychiatre.
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A la différence de la colère, la rage n’est ainsi pas dirigée contre un objet rendu responsable de l’état de frustration dans lequel on se trouve. Cette nouvelle définition n’est pas sans effets dans le champ politique. Si la figure de la révolte, qui a longtemps caractérisé les jeunes, s’exprimait dans l’espace social « au travers de conduites parfois violentes mais toujours intégrées dans une dimension collective dont les déterminants socio-économiques étaient facilement repérables », la violence enragée échappe aux explications purement sociologiques.
C’est le constat que faisait déjà le sociologue François Dubet dans un article de 1992, intitulé A propos de la violence et des jeunes :
« La conscience de classe s’épuise. A sa place, se forme une révolte sans objet, une violence, ce que les jeunes appellent très justement la ‘rage’ ou la ‘haine’. […] Il reste des émotions, des dispositions à la violence sans objet, sans adversaire stable et prévisible, une violence vécue comme un passage à l’acte et non comme une obligation ou une tradition ».
Pourquoi la rage envahit l’adolescent
Comment expliquer cette nouvelle inclination, et ce glissement sémantique ? Daniel Marcelli explique que l’émergence de la rage comme affect positif, qui mobilise l’individu, est précisément liée à l’exaltation de l’individu autonome dans nos démocraties contemporaines.
« Aujourd’hui, l’adolescent est élevé dans l’illusion qu’il peut choisir son chemin comme il le veut… Sauf que le déterminisme des conditions sociales pèse toujours autant, sauf que la société multiplie les embûches quand il s’agit de choisir, sauf que la pression de l’environnement […] n’a jamais été aussi forte, et que ces contraintes sociales sont devenues implicites, cachées. Aussi quand l’adolescent prend conscience que cette ‘liberté’ contient une grande part d’illusion, qu’elle est une tromperie, alors la déconvenue est grande, la rage l’envahit et ne le quittera plus tant qu’elle n’aura pas trouvé l’objet à mordre… », souligne-t-il.
Pour autant, la rage, si elle n’est pas canalisée – « Personne ne peut venir contrer toute cette énergie », chante Joke dans On est sur les nerfs –, peut entraîner l’individu sur des pentes dangereuses.
Entre besoin de créer et vertige de la destruction, la ligne de crête est étroite. L’auteur donne des conseils avisés pour prévenir le « risque d’enkystement » de la rage, l’engagement sectaire et la radicalisation. Même si, malheureusement, il n’y a pas de vaccin contre la rage psychologique.
Avoir la rage, Du besoin de créer à l’envie de détruire, de Daniel Marcelli, éd. Albin Michel, 304 p., 19.50 €
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