Dans son récent essai, “Vallée du silicium”, l’écrivain français analyse les effets d’un technocapitalisme fait d’applications, de métavers et d’intelligence artificielle. Il décrit des États-Unis où les nouvelles technologies marquent une rupture dans notre rapport au monde.
Au terme de ton voyage dans la Silicon Valley, poumon du capitalisme américain, qu’est-ce qui t’a le plus frappé ? Est-ce le lieu d’un nouvel “American Dream” ?
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Alain Damasio — Ce qui m’a le plus frappé, c’est la sensation d’un individualisme très fort, beaucoup plus fort encore que ce que je peux ressentir à Paris, qui pour moi, venant de province, est déjà une ville glaciale. Mais, même à Paris, le lien social existe, on n’a pas l’impression de voir des nomades errer dans la ville comme des particules isolées. San Francisco m’a fait cette impression d’une ville très froide, non soudée, non fusionnelle. On me l’avait vendue comme une ville européenne, ouverte, sympa. Pas du tout ! En France, si un ami divorce, tu le retrouves au café, tu parles avec lui, tu le consoles ; là-bas, tout le monde dit “ça va, it’s ok” ; on n’entre jamais dans la sphère intime, on reste à distance des affects.
Qu’est-ce que tu cherchais à voir en allant là-bas ? La confirmation de visu de la puissance du technocapitalisme ?
Je suis venu de manière ouverte et curieuse. J’ai essayé de penser non pas contre moi-même, mais en dessous de moi-même, à côté de moi-même, de façon oblique par rapport à mes habitudes technocritiques. Je voulais éviter une manière très hexagonale, un peu surplombante, d’analyser les technologies. Je ne voulais pas arriver avec ce bagage trop lourd de l’humaniste européen classique. Tous les gens que j’ai rencontrés en Californie ne me connaissaient pas, je les ai écoutés, tout simplement. Je les regardais comme s’ils allaient devenir des personnages d’un livre. Pour cela, il faut être dans l’empathie, comprendre leur vie intérieure, ce qui est assez facile pour moi, car je suis assez sociable. Je me suis donc attaché à une approche sensible qui m’arrache et m’embarque. Car ce qui est génial quand même dans la Silicon Valley, c’est l’énergie et l’enthousiasme que tu perçois. J’ai moi-même monté un studio de jeux vidéo, je sais ce que c’est, cet enthousiasme. Tu montes une boîte à quatre, et puis au bout de deux ans, on est quatre-vingts. Je voulais me laisser porter par cette énergie, par des gens qui sont contents de fabriquer le monde qui vient.
Tu parles d’un moment historique de “dépossession” généré par les leaders de la Silicon Valley, que tu compares à des “mythocrates”. Comment comprendre le sens de cette dépossession ?
Être en interaction continue avec la machine, j’appelle ça la machination, qui n’est pas un complotisme ; c’est une émergence immanente d’un rapport machinique constant. On a toujours un smartphone à portée de main, comme une technogreffe. C’était la promesse du cyberpunk à la fin des années 1970 : l’être humain va s’augmenter, s’émanciper, s’agrandir par son couplage avec la technologie. On vit encore sur cette promesse-là. Les Musk, Zuckerberg… la vendent. Or cette promesse a été dévoyée et trahie de façon très simple : le capitalisme s’en est emparé. Faire du profit, c’est donc maximiser le temps que les gens vont passer sur les plateformes et les applications. Un système s’est ainsi mis en place, créant des effets collatéraux assez graves. On est ainsi dépossédé du potentiel émancipateur que gardent ces technologies. La technologie, comme l’IA générative, nous émancipe en partie, mais elle nous dépossède de la capacité à écrire, de notre faculté à utiliser le langage, à penser par nous‑mêmes.
Qu’est-ce qui te semble dangereux avec l’IA générative ?
Nietzsche disait quelque chose d’important : la nécessité d’aller au bout de ce qu’on peut. On a des capacités d’imagination, de création, de pensée, et on les porte au bout, on tente de les accomplir ; c’est une plénitude humaine. Écrire un poème, même pourri, se coltiner le langage, c’est un vrai accomplissement. Mais résister à ce que propose en trente secondes ChatGPT, c’est difficile. Par commodité, on y va. Il y a un vrai consentement à la dépossession. C’est cela qui est compliqué. On a fabriqué des créatures qui nous dépassent. Analyser l’IA comme Ivan Illich ou Jacques Ellul l’auraient fait dans les années 1970, en disant qu’on est esclave de la machine, c’est insuffisant ; on est dans un rapport de dialogue, de convivialité. Tu envoies un prompt [instruction envoyée à une IA], on te répond, tu peux corriger le prompt ; si l’IA s’est trompée, tu lui apprends ; il y a tout un mécanisme d’apprentissage partagé. L’IA personnalisée qui va arriver d’ici deux ans va approfondir ce mécanisme.
Comment se protéger contre elle, alors ?
Je crois dans les alternatives, les résistances ; mais sur l’IA, on ne résistera pas à la vague. Les approches déclinistes, nihilistes, narquoises me semblent souvent dépassées par le fait que ces outils sont là, parmi nous, que nous vivons avec eux. Il faut apprendre à vivre avec.
Tu dis même que ce qui manque à notre temps, c’est “un art de vivre avec les technologies” !
C’est la clé du livre. On n’a pas encore inventé cet art de vivre. Il n’y a aucune éducation à cela. Tous les parents que je côtoie font attention aux films qu’ils montrent à leurs enfants, mais rarement aux jeux vidéo, par exemple. Or, certains te grandissent, t’apprennent à mémoriser, quand d’autres t’appauvrissent et t’énervent. Cette éducation aux jeux vidéo fait partie de l’art de vivre. Avec l’IA, n’en parlons pas, et elle arrive très vite : il faut construire des outils d’éducation à l’école. La troisième grosse matière à l’école devrait être la techno. L’école existe pour émanciper les esprits, apprenons à nos enfants à utiliser les réseaux sociaux et l’IA.
Comment articules-tu tes engagements anticapitalistes connus avec ta curiosité pour les technologies inventées en Amérique ?
L’Amérique reste l’ennemie, pour moi. Je viens de l’anticapitalisme. La Silicon Valley est l’endroit où il y a le plus de capital concentré. On y trouve une masse d’argent colossale, disponible, investissable immédiatement pour la moindre start-up. Sachant que le taux d’échec est de 98 %. On ne parle que des 2 % de succès, qui font des plus-values délirantes. La plus-value générée par la machine numérique est hallucinante, le coût de fonctionnement est très faible une fois que tu as mis en place l’application, qui est souvent très basique. Même sur des applications que n’importe quel connard est capable de programmer, tu génères des milliards. Cette essence du capitalisme, ce sont les Américains qui la portent. Ils se vivent comme le centre du monde, je l’ai mesuré. Ils ont raison, d’une certaine manière, car nos vies connectées sont inventées dans la Silicon Valley.
Te sentais-tu européen en Amérique, par contraste avec ce modèle technocapitaliste ?
Oui. La convivialité, les rapports humains définissent l’identité européenne. La pensée européenne reste animée par l’idée d’égalité, alors qu’aux États-Unis, la liberté, l’émancipation individuelle, forment la matrice anthropologique. En tant qu’Européen, en arrivant là-bas, j’ai tout de suite demandé à aller voir les homeless de San Francisco. Ce qui me frappe dans notre époque, dont l’Amérique est le visage avancé, c’est l’attaque générale contre les liens. Les liens à la nature, aux autres, à soi. Deleuze parlait des “dividuels” : on n’est pas des individus, on est des petits bouts de dividuels éparpillés sur les réseaux sociaux, notre attention est segmentée. Le lien à soi est ainsi compliqué à construire. Cette attaque générale des liens est propre au capitalisme américain. Elle est renforcée par l’individualisme anglo-saxon. La contre-culture hippie des années 1970, qui est à l’origine de la Silicon Valley, n’existe plus.
Tu cites souvent Amérique, le livre visionnaire de Baudrillard paru en 1986. Qu’est-ce qu’il a compris de l’Amérique d’aujourd’hui, selon toi ?
Il a eu des intuitions dingues de justesse. Il a vu un concept traversant. Il parle du “stade vidéo”. Aujourd’hui, sans cette boucle, ce circuit qui ramène le même au même, il n’y a pas d’expérience possible. Tu ne peux pas avoir de vacances sans les photos de vacances, tu ne peux pas faire la fête sans filmer la fête, tu ne peux pas vivre une expérience sans l’avoir archivée dans le smartphone ; si tu n’as pas cette boucle de renforcement identitaire que permet la technologie, plus rien n’existe. Les gens ne prennent pas de selfies par narcissisme, c’est parce qu’ils ont l’impression de ne pas exister, d’être dans une vie liquide, moléculaire, sans ancrage. Cette boucle que permet le numérique en nous ramenant à nous-mêmes crée ce renforcement identitaire pour tenir debout. C’est aussi pour cela que le contrôle sur nos vies que la technologie autorise ne dérange pas grand monde ; même si c’est une machine, quelqu’un s’occupe de nous, s’intéresse à nous. Les gens se disent : j’ai une existence. Baudrillard a pensé cela avant tout le monde.
Ce rapport aux technologies et aux images qui nous font exister, est-ce une forme d’américanisation du monde ?
L’Amérique est à la pointe de l’individualisation. Il y a des liens qui libèrent et des liens qui enchaînent. Ce modèle néolibéral américain considère les liens comme des chaînes, comme une aliénation. Être lié à quelqu’un, à une collectivité, à des règles, c’est aliénant. Cela nuit à la liberté individuelle : c’est le paradigme sociologique du néolibéralisme. Dire aux gens “les liens que tu as tissés dans ta vie vont te rendre plus heureux, vont t’épanouir” est compliqué à faire passer. Vendre des applications et des technologies qui promettent l’accroissement de la liberté individuelle, c’est plus simple.
Tu évoques le “biopunk” comme une voie de résistance. C’est quoi ?
Je travaille sur l’imaginaire, l’anticipation, c’est-à-dire sur la même matière que celle sur laquelle travaillent les gens dela Silicon Valley. Ma matière romanesque, c’est le futur, comme eux. Mais mon boulot, c’est de désincarcérer ce futur qui nous “pré-scénarise”. On ne va pas continuer à faire croire aux gens que l’émancipation passe par la technologie. De fait, on est face à de l’autoaliénation très forte et du consentement à l’autoaliénation. L’idée que je défends, c’est de renouer avec le vivant, avec les forces animales, végétales, réinvestir les biotopes, le monde rural. Ce tissage-là est vraiment libérateur : c’est cela, le biopunk. Dans mon collectif qui mélange art, politique, écologie, on fait des stages en ce sens. Par exemple, j’emmène des stagiaires près de la rivière et je leur dis que la syntaxe, c’est comme la rivière qui coule : apprendre à faire couler une phrase, resserrer une berge, comment casser la ligne de pente, comment l’accroître pour que la phrase s’accélère, comment la rythmer en jetant des pierres dedans… C’est tout con, mais le fait de raccorder l’écriture à la rivière, cela change tout.
L’histoire la plus féconde de l’Amérique s’écrit souvent dans ses marges. Qu’en as-tu vu dans la Silicon Valley ?
Je n’ai pas eu le temps d’explorer les mouvements écologistes et les collectifs politiques qui persistent aux États-Unis. Mon ami philosophe Baptiste Morizot a travaillé sur ceux qui croient aux castors, les “Beaver believers” : les castors, par leurs barrages, ralentissent l’eau et évitent les sécheresses et les incendies. Il faut apprendre à faire des barrages comme les castors, sans technologie ajoutée. Voilà un mouvement de résistance américain ! C’est un pays qui a encore des capacités à générer des dynamiques de résistance. On aurait à apprendre de cela.
Le duel Trump-Biden, est-ce un enjeu qui compte pour toi ?
Ce sera évidemment hyper-important, car la capacité de nuisance de Trump est colossale. Parce qu’il incarne la réaction à plein de mouvements progressistes souterrains, antiracistes, féministes, de genre, anticapitalistes… C’est une vague de fond qui génère un ressac réactionnaire puissant. Je pense en deleuzien : Trump peut bloquer tous les flux d’émancipation, en mettant des digues, des écluses. On sent une crispation identitaire très forte, à droite.
Vallée du silicium d’Alain Damasio (Éditions du Seuil/“Albertine”), 336 p., 20 €. En librairie.
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