Dans la rétrospective que leur consacre le Jeu de Paume, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige interrogent le statut des images, particulièrement quand elles ont trait à la guerre.
La guerre des images. Si l’expression est usée jusqu’à la corde, c’est que sa précision laconique fait mouche. Deux mots à peine ou presque, et c’est toute la condition contemporaine qui est dite. En 1991, Jean Baudrillard publiait dans les colonnes de Libération son fameux article “La guerre du Golfe n’a pas eu lieu”. Du côté allemand, le théoricien des médias Friedrich Kittler se fendait du même constat dans son essai Le logiciel n’existe pas.
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Car, si le conflit du Golfe fut le premier à être retransmis en direct à la télévision, ce fut aussi, paradoxalement, le premier à n’avoir généré aucune image marquante. Ce qu’on en retient ? Une bouillie de pixels captés la nuit en caméra infrarouge, vision machinique qui ne fait pas grand sens pour qui n’a pas appris à en décoder les signaux. L’hypervisibilité se doublait donc de l’effacement de tout support mémoriel.
“Photographier les conséquences de la guerre sur les images”
Aujourd’hui, cette dialectique reste de mise. Dans son ouvrage récent Théorie du kamikaze, l’essayiste Laurent de Sutter faisait des attentats-suicides l’acmé du spectaculaire, décrivant la stratégie du kamikaze comme une entreprise de saturation de l’espace médiatique visant à rendre invisible “tout ce qui n’est pas le flash de l’explosion”. Logiquement, le camp inverse mène alors son offensive sur le même terrain du “régime des apparences” et tente de leur soustraire toute visibilité, comme l’illustrait il y a peu la décision de plusieurs médias de ne plus divulguer les photos des auteurs des attentats.
Il n’est donc guère surprenant que certaines des propositions artistiques actuelles les plus pertinentes (Clément Cogitore au Palais de Tokyo ; Laura Poitras au Whitney Museum) aient trait aux différents registres de visibilité de la guerre – les grands conflits aussi bien que la banalisation de la terreur. “Photographier les conséquences de la guerre sur les images et sur le flux narratif”, résume Khalil Joreige à propos de la démarche qu’il mène avec Joana Hadjithomas, lors de la visite de leur exposition au Jeu de Paume. Artistes et réalisateurs, remarqués notamment pour leur long métrage The Lebanese Rocket Society (2013) sur le programme spatial méconnu du Liban dans les années 1960, leurs recherches articulent faits et fiction, grande histoire et récit subjectif.
Se placer du côté des victimes, de ceux qui ne sont pas les producteurs des images chocs
Nés en 1969 au Liban, ils se rencontrent en France, où ils poursuivent tous deux leurs études : la philosophie pour lui, les lettres pour elles. Leur venue à l’art, au début des années 1990, résulte du trauma des guerres civiles libanaises. En se plaçant du côté des victimes, c’est-à-dire de ceux qui ne sont pas les producteurs des images chocs, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige s’efforcent de combler l’effacement des traces et la disparition des archives par les ressources de l’imaginaire : tout comme la guerre du Golfe n’a pas eu lieu, “Beyrouth n’existe pas”.
Cette phrase est celle que l’on peut lire au dos de l’installation Le Cercle de confusion (1997), une vue aérienne de la ville découpée en 3 000 fragments accrochés sur un pan de miroir, que les visiteurs sont incités à prélever. Ce faisant, ils mettent à jour la surface réfléchissante qui leur renvoie leur propre regard, métaphore d’une ville reconstruite et méconnaissable, composée d’autant de strates qu’il en existe de souvenirs.
Révéler les traces rémanentes venues imprimer la surface du sensible
L’œuvre est emblématique de la manière dont procède le duo. Plus loin, Faces (2009) est une collection de photographies d’affiches de combattants morts au combat ou en détention placardées sur les murs de la ville. Ces présences fantomatiques effacées par le temps comme la guerre broie les corps, les artistes se sont employés à les faire revivre en complétant au dessin les parties manquantes.
Dans la vidéo ISMYRNE (2016) également, la mémoire subjective colmate les brèches de l’histoire. On y assiste aux tentatives de Joana Hadjithomas et de la peintre et poétesse Etel Adnan de raviver leurs souvenirs de la ville de Smyrne, actuelle Izir en Turquie, dont leur famille fut chassée et où elles ne sont jamais retournées.
Le procédé qu’utilise les deux artistes pourrait être comparé au développement photographique argentique – on ne s’étonnera donc pas que ce soit le Jeu de Paume, dédié au médium, qui leur offre l’une des plus imposantes rétrospectives de leur carrière. Ils révèlent ainsi, au sens littéral, les traces rémanentes venues imprimer la surface du sensible, mais que nous avons désappris à voir, trop habitués que nous sommes, pour reprendre les mots de Baudrillard, à la “saveur aphrodisiaque de la multiplication du faux, de l’hallucination de la violence”.
Se souvenir de la lumière de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, jusqu’au 25 septembre au Jeu de Paume, Paris VIIIe, jeudepaume.org
Joana Hadjithomas and Khalil Joreige at Jeu de Paume Paris from Jeu de Paume / magazine on Vimeo.
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