La romancière canadienne de 37 ans signe un texte virtuose autour d’une poignée d’individus errant dans un monde dévasté par une épidémie de grippe mortelle.
Rien que dans ma rue, à Brooklyn, on est déjà deux écrivains à écrire des romans postapocalyptiques”, s’amuse Emily St. John Mandel. La faute, peut-être, à La Route de Cormac McCarthy et à son succès, qui auront fait nombre d’émules : “A sa suite, une génération d’écrivains s’est sentie autorisée à s’emparer d’un genre, la science-fiction, tout en restant très littéraire.”
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A 37 ans, cette Canadienne au physique de poupée de porcelaine s’est déjà taillé une petite réputation dans une littérature de genre : le polar. Pourtant passés inaperçus en France, ses trois précédents romans, Dernière nuit à Montréal (2012), On ne joue pas avec la mort (2013) et Les Variations Sebastian (2015) lui ont valu d’être remarquée aux Etats-Unis, où elle s’est installée avec son mari, écrivain lui aussi. Mais c’est avec Station Eleven qu’elle signe son texte le plus virtuose, une dystopie qui met en scène une poignée d’individus errant dans un monde dévasté à la suite d’une épidémie de grippe mortelle.
Une troupe de théâtre shakespearienne en panique
Le livre s’ouvre de nos jours, quand Jeevan, un ancien paparazzo, assiste à la représentation d’une pièce de Shakespeare : l’acteur principal, Arthur, tombe sur scène foudroyé par une crise cardiaque. Jeevan tente de le réanimer, en vain, mais surtout d’éloigner l’une des actrices-enfants, traumatisée par la scène. Alors qu’il quitte le théâtre, le monde n’est déjà plus le même : en quelques heures, les hôpitaux se sont retrouvés submergés d’hommes et de femmes frappés d’une étrange maladie.
La panique ne va pas tarder à gagner, et le monde à tomber, comme le lecteur, dans un deuxième chapitre qui se situe vingt ans plus tard. Une petite troupe de théâtre parcourt, pour jouer Shakespeare, des étendues dévastées : maisons et immeubles en ruines où l’on trouve encore des squelettes, villes abandonnées, vestiges d’une civilisation que certains d’eux, encore enfants à l’époque, n’ont pas bien connue. C’est le cas de la jeune héroïne, une comédienne à la tête de cette Symphonie itinérante, dont on va peu à peu comprendre qu’elle n’est autre que la petite actrice du premier chapitre devenue jeune adulte.
La dystopie comme anxiété du rapport au contemporain
Il y a une profonde mélancolie à voir notre monde transformé en épaves, et tout ce que l’on tient pour acquis – la technologie, l’énergie, le flux continuel de provisions – anéanti du jour au lendemain. “On dit que la dystopie permet d’exprimer notre anxiété vis-à-vis du monde contemporain”, explique Emily St. John Mandel.
”Mais je me demande si notre envie d’en écrire et d’en lire ne trahirait pas plutôt notre ambivalence vis-à-vis de la technologie. Nos téléphones, ordinateurs sont bien sûr formidablement utiles, mais nous en sommes devenus les prisonniers. On se retrouve à travailler en permanence, à devoir être disponibles tout le temps. Cela me rend nostalgique d’un temps où la vie était plus simple.”
Un monde sans portable peut-être, mais dangereux, où les vieux démons de l’humanité resurgissent, sous les traits, par exemple, de ce prophète-tyran qui règne sur la petite ville où la compagnie s’est arrêtée, et qui va les poursuivre tout au long du livre, les faisant disparaître les uns après les autres.
Que restera-t-il de l’humain après la fin du monde ? La peur, parfait terreau où peuvent s’épanouir religion et violence. “Mais aussi l’art, à travers cette troupe qui joue Shakespeare”, ajoute l’auteur. Ainsi, Station Eleven devient une réflexion sur notre besoin, quand la vie nous déçoit ou nous menace, de nous réfugier dans la fiction, la création.
Un titre emprunté à une BD de science-fiction
Son titre est d’ailleurs emprunté à celui d’une BD de science-fiction sur laquelle travaille longtemps l’une des épouses d’Arthur, sans ambition de la publier – la création est d’abord un geste intime, le seul lien certain entre soi et soi-même.
Le roman entier va osciller entre présent (donc futur proche) et passé, dévoilant le rapport qui unissait les personnages avant les premières pages. Arthur était une superstar hollywoodienne, traqué par les paparazzis (dont, souvent, Jeevan)…
On ne dévoilera pas ici toutes leurs connexions, mais il semblerait que la dystopie, chez Emily St. John Mandel, soit le prétexte pour fouiller liens familiaux et amoureux : tout ce qui fait nos vies, souvent vécues avec aveuglement à force de nous croire invincibles dans un monde inébranlable. Vues rétrospectivement, par le prisme de l’apocalypse, ces existences, ces amours bêtement ratées, ajoutent à l’atmosphère profondément mélancolique qui règne dans Station Eleven.
Toute dystopie cacherait, à peine déguisée, une critique de notre temps. Avec la figure hollywoodienne d’Arthur, la romancière s’attaque ici à l’ère de la célébrité, mais surtout aux tabloïds, qui font de ces êtres qu’on n’a jamais rencontrés des figures étrangement importantes dans nos vies, tout en les déshumanisant : “On en oublie que ce sont des êtres humains réels, qui ont des sentiments. Tout est déréalisé.” En somme, une époque qui serait peut-être déjà sa propre dystopie.
Station Eleven (Rivages), traduit de l’anglais (Canada) par Gérard de Chergé, 478 pages, 22 €
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