Cette odyssée intime sur le harcèlement et les viols subis par un homme bouleverse et creuse de façon inédite le stéréotype de la “bonne victime”. Une série, signée Richard Gadd, que l’on n’est pas près d’oublier.
Après Fleabag et I May Destroy You, qui ont porté le récit à la première personne vers un point de sophistication et de crudité jamais atteint dans les séries, le Royaume-Uni offre une nouvelle sensation à découvrir d’urgence. Même si Mon petit renne (Baby Reindeer en VO) se situe dans cette lignée où l’intimité chahutée sert de socle à la fiction, la création du jeune écossais Richard Gadd (bientôt 35 ans) frappe par son originalité, son absence totale de concessions à l’esprit feel good, sa manière de mettre en scène une sidérante épopée personnelle, les doigts dans les plaies. Au départ de Mon petit renne, il y a le harcèlement vécu par l’auteur durant sa vingtaine, quand une jeune femme déjà condamnée pour des faits similaires a jeté son dévolu sur lui, garçon fragile, empathique, paumé. Pendant plusieurs années, elle lui envoyait des centaines de messages, le suivait à son travail, devant chez lui, l’agressant à plusieurs reprises.
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Gadd ne cache pas que le personnage central de Mon petit renne, Donny Dunn, représente une version fictionnelle de lui-même – il joue d’ailleurs le rôle. À l’origine, on trouve un seul-en-scène qu’il a présenté en 2019 au Edinburgh Fringe Festival, comme Fleabag en son temps. Mais à aucun moment la série n’utilise un chantage au vécu. Il s’agit plutôt de travailler le récit comme on creuse à l’intérieur de soi, pour découvrir plusieurs couches dont aucune n’est anodine.
Douceur fondamentale
La série dépasse l’affaire déjà grave de harcèlement pour montrer son héros dans plusieurs états, résolument incapable d’aimer sa petite amie trans et, de façon saisissante, comme aimanté par celles et ceux qui lui font du mal. C’est la grandeur de ces sept épisodes que de ne jamais détourner le regard, la partie la plus éprouvante étant la relation de Donny (qui s’identifie comme bisexuel) avec un scénariste chevronné flattant son égo de jeune auteur et standuppeur en quête de soutien et de validation. L’homme finit par déployer son emprise psychique et physique. Drogué, violé, Donny devient une ombre, ce que Mon petit renne montre avec un goût pour une image quasiment atone, dans un camaïeu de noir, de gris et de bronze qui donne l’impression que tout ceci possède la noirceur du cauchemar.
Malgré la dureté de la série, on y ressent aussi une douceur fondamentale. Parce qu’ici, rien n’est trash pour le trash. Tous les personnages sont regardés avec une frontalité qui ne les réduit jamais à un cliché, y compris la harceleuse de Donny, une jeune femme obèse dont la violence n’est jamais excusée, mais ressentie par sa victime comme une forme de lien, un mystère à percer. De ce point de vue, Mon petit renne va très loin dans une réflexion sur la réalité et le statut de victime. Donny met longtemps à porter plainte puis à être entendu, il relance ses agresseurs comme on met une pièce dans une machine, engoncé dans une haine de soi qu’il parvient seulement par intermittence à transformer en création.
Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise victime, nous explique Mon petit renne avec un aplomb et une profondeur incomparables. Il n’y a que des situations, des trajectoires, des schémas que nous sommes plus ou moins capables d’apprivoiser, de comprendre. Les éviter se révèle parfois impossible. La justice viendra peut-être nous en sortir, ou pas. Quoi qu’il arrive, se retrouver “seul·e face à soi-même” peut favoriser le pire. Cette série en donne la sensation la plus concrète qui soit, que l’on n’est pas près d’oublier.
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