Le mois dernier, le quintet parisien soufflait la première bougie de “Principia”– disque qui a achevé de propulser son succès – avec un concert au Trabendo. Quelques heures avant de monter sur scène, le groupe nous a ouvert les portes de sa loge et retracé son itinéraire artistique, de ses prémices jusqu’à son tour de force outre-Atlantique.
Mais qui diable est donc cette Ana ? Voilà une question qui nous taraudait, aussi futile soit-elle, en allant à la rencontre du quintet. Parmi une flopée d’autres, certes. Mais tout de même. Qui diable est donc cette Ana qu’ils·elles attendent ?
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Les réponses sont à trouver du côté de l’année 2015, comprend-on une fois affalée aux côtés du groupe sur le canapé décati de leur loge, bien encombrée. Deux musiciennes (et amies), Margaux Bouchaudon et Camille Fréchou, se mettent à l’époque en tête de fonder un groupe de rock. Mais certainement pas à la va-vite ou dans une sorte d’élan juvénile et fiévreux, non. De le faire bien. Avec ambition et réflexion. L’envie de “pas trop se ridiculiser et faire un truc un peu sérieux”, elles qui “avaient beaucoup d’amis musiciens” et traînaient avec ce qu’on imagine être la fine fleur de la pop émergente – à l’instar d’Alexis Fugain, par exemple, tête pensante du groupe Biche qui produira leur second album, Juillet, en 2020. Le tandem rassemble un guitariste, un bassiste et un batteur avant d’être fin prêt·es à amorcer son périple artistique.
Muse insaisissable
À l’aube des premiers concerts du groupe, il leur faut un nom. De passage à Bruxelles, Margaux et Camille s’attablent dans un bar où elles “[allaient] tout le temps” – avec son lot de visages familiers, forcément. Parmi eux, celui d’Ana. Une serveuse “vraiment pas banale” ayant fui sa Roumanie natale pour “recommencer sa vie à zéro dans un pays qu’elle ne connaissait pas”, explique Margaux, qui poursuit en des termes un brin sibyllins : “On l’aimait déjà beaucoup, mais il s’est passé un truc ce soir-là, dans ce bar-là. On l’a trouvée incroyable, cette Ana.” Elles commandent une tournée de bières, cogitent encore et finissent par attraper, dans le flot des idées, le blason qui deviendra une évidence.
“L’idée, c’était de garder en tête d’être aussi audacieuses et courageuses qu’elle” : En Attendant Ana est d’abord une histoire de femmes, nourrie à grand renfort de sororité et d’estime. Avec, en filigrane, la force d’une muse insaisissable – dont les musiciennes ont pourtant capturé le nom puis l’aura dans le clip du titre In / Out, où elle figure. Le pas assuré, on l’y voit arriver au fameux bar où tout s’est joué (du moins le nom et le récit), la mine illuminée d’un sourire mutin.
Presque une décennie plus tard, nul doute que le groupe a su rester fidèle à la force d’âme d’Ana. Au moment où l’on échange avec ses cinq membres – Maxence Tomasso (guitare), Vincent Hivert (basse) et Adrien Pollin (batterie), lesquels ont rejoint Margaux et Camille au fil des années –, En Attendant Ana a trois albums dans sa besace et peut même se targuer d’un 45 tours tout juste paru via Sub Pop, l’illustre label de Seattle.
Les fruits d’un succès croissant qui leur a finalement permis de lâcher leurs jobs alimentaires et de vivre pleinement de leur art, sans avoir à se fader la vie de bureau : ils et elles sont désormais intermittent·es du spectacle. Un statut qui leur offre un calendrier plus malléable et une disponibilité quasi totale pour écumer les scènes de France et de Navarre (surtout de Navarre d’ailleurs, mais nous y reviendrons).
Le coup d’éclat “Principia”
Si la trajectoire du groupe a définitivement changé de braquet ces derniers mois, c’est bel et bien grâce à Principia, disque dont ils·elles fêtent le premier anniversaire. Un alliage de dix titres d’une finesse rare, érigeant dans les hauteurs une pop aérienne et subtile – que la voix de Margaux, mâtinée de cette mince éraflure qui fait toute son identité, vient magnifier plus encore. Principia est, sans conteste, le coup d’éclat d’En Attendant Ana : le résultat de deux ans d’enregistrement, de recherche, de production… Un travail d’orfèvre mené collectivement, et pour lequel ils et elles ont pris le temps nécessaire.
“Le fil rouge de cet album, c’était justement de se mettre en dehors de notre zone de confort”
Il n’était pas question de rester dans le sillage de leurs sorties précédentes : cette fois-ci, tous·tes partageaient l’envie d’explorer au-delà des territoires déjà balisés par Lost and Found puis Juillet – disques parus respectivement en 2018 et 2020. “Le fil rouge de cet album, c’était justement de se mettre en dehors de notre zone de confort”, avance le batteur, Adrien. Une trajectoire qui “a motivé certains choix pour déconstruire les habitudes que le groupe avait avant”, poursuit Vincent, autrefois ingénieur son à leurs côtés, désormais bassiste. C’est sa double casquette qui leur a justement permis d’expérimenter “une nouvelle manière de faire de la musique” et “d’aller beaucoup plus loin”, se félicite Margaux.
Et ce, grâce à de nouvelles perspectives qui tiennent à “des décisions de production, de son”, prises “au moment de la composition et l’arrangement, avant même qu’il n’y ait le moindre enregistrement”. “Ça change beaucoup de choses […], tu ne réfléchis pas exactement de la même manière, tu ne vas pas mettre les instruments au même endroit, tu vas plutôt réfléchir en termes de plans. C’était une envie qu’on avait sur ce disque là : aérer”, poursuit-elle.
Leur rêve américain
Aérer, et voyager, aussi. Voilà qui était de toute façon convenu, de manière tacite, en signant avec le label Trouble In Mind – basé à Chicago. Une “porte d’entrée sur tous les États-Unis”, dixit Margaux, qui leur a permis de parcourir les routes américaines ces derniers mois. Et goûter, à leur tour, au rêve américain. S’ils·elles écartent d’emblée le terme d’“eldorado”, un enthousiasme évident vient teinter le récit de leurs pérégrinations outre-Atlantique.
“Dans les réseaux DIY dans lesquels on a pu jouer, pas mal de groupes nous ont aidé sur la route”
Au-delà de l’imaginaire que cela convoque – “c’est quand même hyper stylé […] il y a un côté un peu ‘rêve’”, sourit la chanteuse –, ce séjour a été libérateur à bien des égards. Notamment de par la générosité qu’ils·elles ont rencontré. “Dans les réseaux DIY dans lesquels on a pu jouer, pas mal de groupes nous ont aidé sur la route”, se souvient Vincent. “En fait, sur chaque date, on nous a donné un cachet, poursuit Camille. C’était pour nous remercier de venir de si loin.” Et Adrien de renchérir : “Les groupes locaux contribuaient parce que le système de solidarité n’est pas pas du tout le même qu’ici. Ils disaient ‘nous on habite à trois pâtés de maison, vous en avez plus besoin que nous’.”
Une aide pécuniaire conjuguée à “la bienveillance qu’ils avaient envers [elleux]”. “On a jamais eu un seul mec ou meuf cringe qui est venu·e nous expliquer la vie, les échanges étaient toujours adorables, hyper doux, ça nous a fait vachement de bien”, se remémore Maxence.
S’émanciper plus encore
C’est donc sur les scènes américaines que le groupe s’est débarrassé des boulets à ses pieds. Comprendre : la crainte de ne pas rassasier les attentes du public, la crainte du commentaire acerbe de l’aigri du fond de la salle, la crainte d’apparaître tel qu’ils et elles sont vraiment. “Le public n’attendait rien de nous particulièrement, et certainement pas quelque chose de spectaculaire. Il ne s’attendait pas à ce qu’on soit complètement désinhibé·es sur scène à sauter dans tous les coins, parce que ce n’est pas du tout comme ça qu’on est”, raconte Margaux, qui se réjouit que personne ne leur ait dit “comment [ils·elles devraient] faire les choses” ni “comment s’habiller”, par exemple. Loin d’être le plus important quand le groupe performe.
“On est là pour faire de la musique, on n’est pas le cirque du soleil, merde !”, s’esclaffe-t-elle, confiant que “pendant hyper longtemps, la scène était un endroit où [elle se sentait] très mal à l’aise”. “Mon trac d’avant concert allait plus porter sur mon attitude que sur le fait de jouer correctement mes morceaux. J’avoue que cette tournée aux États-Unis m’a beaucoup détendue à ce niveau-là, parce que je me suis dit que l’essentiel n’était pas dans tout ce décor […] mais dans le fait de faire honneur au disque qu’on a enregistré.”
Beauté intrinsèque
Voilà sans doute la force d’En Attendant Ana : une honnêteté sans fard, un projet sans posture, rien que de la musique tissée avec talent et réflexion. Quelque chose de tangible, fusion totale entre poésie et sciences – l’album, dont le titre est une référence aux écrits de Newton sur la gravitation, ne s’appelle pas Principia pour rien –, fruit d’une démarche tout aussi cartésienne que lyrique. “La chanson Ada, Mary, Diane, elle parle un peu de ça”, analyse Margaux.
“La musique, c’est des maths”
“Il y est question d’Ada Lovelace, qui était une scientifique et poétesse anglaise. On dit d’elle qu’elle a inventé la première ligne de code informatique, sauf qu’elle écrivait de la poésie en même temps et on lui a expliqué que ce n’était pas possible, que la poésie et les sciences étaient deux mondes qui ne se rencontraient pas”, poursuit l’artiste. Injonction qui fut vite balayée par la pionnière, voyant précisément dans ce mélange l’essence de la “beauté intrinsèque”. Cette notion a tout de suite plu à Margaux lorsqu’elle farfouillait dans les tiroirs de la littérature scientifique, au beau milieu du confinement, histoire de se rassurer avec des écrits très concrets (et piocher quelques idées pour ses textes, au passage).
Voilà qui sous-tend ainsi chacun des morceaux. “La musique, c’est des maths”, glisse d’ailleurs Camille à ce propos. Vincent acquiesce, ajoutant qu’“il y a des ponts en permanence” entre ces deux disciplines, lesquelles “font appel à une intuition, une interprétation esthétique” et impliquent de mener des expériences en permanence. Car “le but de la science, c’est de toujours tout remettre en question”, conclut Margaux. Tout : théories, équations… et mélodies pop, donc.
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