Après deux saisons de l’excellente « Transparent », Jill Soloway frappe à nouveau fort et secoue les représentations de genre en signant le pilote « I Love Dick », manifeste féministe adapté du roman de Chris Kraus.
Jill Soloway a su prendre l’Amérique par la main en suivant la transition de Maura dans Transparent, personnage transgenre, et démontrer, dans la lignée de Judith Butler (auteure de l’ouvrage séminal Trouble dans le genre) que le genre est d’abord une performance. La créatrice continue de définir les contours du féminin en signant le pilote d’I Love Dick. Le titre laissait imaginer que l’amour du sexe masculin allait se trouver au centre du jeu – en Anglais, Dick est à la fois le diminutif de Richard et l’argot de bite. Mais Soloway dévoile un épisode qui est en fait une ode à la femme, à travers le personnage de Chris, une réalisatrice. Cette new-yorkaise quadra suit son mari Sylvère dans la petite ville texane ultra culturelle de Marfa, alors qu’il entame une résidence pour « penser l’holocauste » sous le mentorat de Dick, l’homme qui va fasciner Chris.
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Un pamphlet féministe culte
Le texte de Chris Kraus, sorti en 1997 (et réédité cette rentrée chez Flammarion) est une sorte d’autofiction épistolaire où elle raconte, avec son mari Sylvère, par lettres interposées, leur désir pour un homme qu’ils ont croisé une nuit. I Love Dick est devenu un pamphlet féministe culte parce que Chris Kraus s’y écrit comme personnage : elle incarne l’objet du récit et en même temps, elle en est le sujet. Une phrase dans le livre résume sa problématique centrale : « Qui parle, et pourquoi, voilà la seule question » (« Who gets to speak ,and why, is the only question »).
Cette prise de parole, pour raconter le désir d’une femme, nous rappelle que les femmes auteures utilisant leur quotidien comme matière d’un récit furent longtemps méprisées. Ce phénomène est devenu légitime grâce aux œuvres de Duras, Sarraute, Colette, Leduc, souvent reconnues a posteriori (tout comme le livre de Chris Kraus qui passa d’abord inaperçu). Dans I Love Dick, le livre, Chris Kraus cite l’artiste Sophie Calle pour contextualiser sa démarche. Le XXème siècle a été le moment où les plumes féminines ont été considérées, le XXIème sera celui où les réalisatrices le seront. C’est le message que Soloway met en scène dans une scène brillante de son pilote.
« Real dick »
Chris invite Dick à dîner avec elle et son époux et ils se retrouvent au restaurant où Dick demande à Chris ce qu’elle fait dans la vie. Elle lui explique qu’elle est cinéaste et que son nouveau film a pour sujet « un couple, ou plutôt une femme dans un couple qui représente toutes les femmes écrasées par les attentes sociétales ». Il répond en riant que ça a l’air nul et que c’est elle qui est sûrement écrasée par quelque chose. La caméra cadre au premier plan le visage flou de Dick et à l’arrière-plan, le visage de Chris, outrée par ce qu’elle vient d’entendre. Mais la torture continue. Dick, narquois, se tourne vers Sylvère et lui chuchote : « Est-ce qu’elle est douée ? ». Ils commencent à deviser sur elle en sa présence. Chris observe les deux hommes parler de son travail comme si elle était absente. Nous sommes avec elle, assis(e) à cette table, face au dédain des hommes.
Bientôt, Dick assène la phrase qui tue : « La plupart des films fait par des femmes sont pas si bons ». Le beau gosse devient alors clairement un « real dick ». Un vrai connard. Chris se défend comme elle peut en balbutiant trois noms de réalisatrices, Sally Potter, Jane Campion et Chantal Akerman, avant de se réfugier aux toilettes.
Le spectateur partage la rage de l’héroïne devant la misogynie des deux hommes, tout en étant frustré par son incapacité à se défendre face à ces universitaires si sûrs d’eux. Car Soloway nous place dans une double position. D’un côté, nous voyons la séquence à travers les yeux de Chris et ressentons cette injustice, mais de l’autre nous sommes en présence de deux hommes très sûrs d’eux et avons envie de prendre leur parti, celui des gagnants. Soloway réussit à maintenir ce tiraillement pendant toute la séquence, mais son but est clair : critiquer l’enclin naturel du spectateur à se placer du côté du prédateur plutôt que celui de la proie.
Cette scène centrale du restaurant enclenche une révolution intérieure pour Chris. Elle va cesser d’être l’objet du mépris et se mettre à regarder la personne en face d’elle comme objet de désir. Elle va transformer Dick, le sujet qui la paralyse, en objet de sa création. Elle ne va pas le désirer en le regardant mais en l’inventant. Elle lit à haute voix son texte à son mari tandis que des images, comme celles d’un rêve, se superposent à sa voix : les plans montrent en gros plan l’entrejambe de Dick, ses doigts qui touchent les siens, une scène dans les toilettes où il la caresse. Nous sommes alors en plein female gaze. Ce que la critique Laura Mulvey a décrit en 1975 comme le male gaze (la caméra adoptant le regard du héros masculin qui perçoit la femme comme objet érotique) est ici repensé et inversé par la vision fantasmatique de Chris. On se remémore la phrase du roman : « Qui parle, et pourquoi, est la seule question ». On a envie d’ajouter : « Et par quel moyen? ».
Faire vriller la question du désir et du regard
Ici, l’héroïne s’exprime par l’écrit, Soloway la réalisatrice s’exprime par l’image, mais c’est pour raconter la même chose : les voix féminines doivent s’élever et raconter les histoires de leur point de vue. La fin de l’épisode se conclut par un montage parallèle entre Chris imprimant son texte, pliant les feuilles, les glissant dans une enveloppe, léchant sa bordure et tenant sa lettre entre ses mains, pendant que Dick fait les mêmes gestes en se roulant une cigarette. Cette séquence non seulement lie les deux personnages par le mimétisme de leurs gestes mais les met aussi au même niveau. Chris n’a plus peur de Dick. Dans la scène du restaurant, Dick expliquait que les films de femmes étaient souvent déprimants parce qu’elles « travaillent derrière le filtre de leur oppression ». Avec le pilote brillant de I Love Dick, Soloway démontre le contraire : de l’oppression peut aussi naître la beauté.
Les derniers plans du pilote montrent Dick – incarné par Kevin Bacon – marchant seul dans le désert. La caméra frôle ses bottes de cowboy, son visage se réveille dans la lumière du matin. Dans un dernier plan fixe, d’une harmonie coupant le souffle, Dick – vu de dos – se déshabille et se glisse dans sa piscine face au désert infini devant lui, avant de disparaître sous l’eau.
A qui appartient le regard de la caméra ? Sommes-nous dans l’imaginaire de Chris ou celui de la cinéaste qui érotise ce corps ? Si elle devient une série à part entière (Amazon doit encore décider ou non de lui offrir une saison complète), I Love Dick promet de faire vriller la question du désir et du regard tout en plaçant une femme au centre du jeu. Un programme ambitieux dont Jill Soloway est largement capable.
Un nouveau récit du féminin
La réalisatrice-scénariste-créatrice, ancienne de Six Feet Under, est probablement la seule aujourd’hui qui réussisse à s’emparer des textes fondateurs de la théorie queer et du mouvement féministe et à les mettre en image avec une telle force tranquille. Dans le pilote, Dick prononce cette phrase étrange pour exprimer sa vision du monde : « I’m post-idea », dit-il, comme s’il était au-delà des idées. Pourtant, les personnages de Soloway, Maura dans Transparent et Chris dans I Love Dick, incarnent des idées. Mais cette incarnation, est aussi une manière de se situer au-delà de la théorie. En rendant ses personnages aimables, elle les rend accessibles. Chris Kraus décrivait le genre littéraire qu’elle voulait explorer comme une « phénoménologie de la jeune fille solitaire ». Soloway invente un nouveau langage, une nouvelle phénoménologie « solidaire ».
Le féminin ne se raconte plus dans une chambre à soi mais ensemble (pour I Love Dick les scénaristes sont des femmes, la dramaturge Sarah Gubbins a adapté le roman de Kraus avec Soloway) tout en tissant des liens entre les fictions (la brillant actrice Kathryn Hahn qui incarne ici Chris, jouait dans Transparent une femme rabbin). Au XXème siècle les femmes avaient trouvé l’autofiction pour se raconter. En 2016, Soloway utilise la série comme mode de narration, à la fois intimiste et universel pour parler des femmes, du genre et de sexe. Grâce à elle, le slogan de 1975 « The future is female » devient enfin une réalité.
Iris Brey
19 Août, I Love Dick (Pilote, sur Amazon).
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