Quatre ans après son prix Goncourt pour “L’Anomalie”, l’écrivain délaisse dans “Le nom sur le mur” le genre fantastique pour raviver les fantômes de la Seconde Guerre mondiale à travers la vie et la mort d’un jeune résistant. Un livre très beau et un geste politique salutaire.
Peu avant la pandémie, donc avant même la parution de L’Anomalie – roman fantastique qui semblait mixer tous les gimmicks des séries Netflix -, bref avant de rafler le prix Goncourt et de braquer le casino (plus d’un million d’exemplaires vendus), Hervé Le Tellier se cherchait une “maison natale”. La bizarrerie, touchante, de l’expression sera expliquée au dernier chapitre. L’écrivain aimerait une maison qui aurait l’air d’une maison de famille, symbole d’une filiation solide, ou du moins, existante. Le romancier ne va pas finir par appartenir à une famille de chair, mais va vivre pendant plusieurs années dans la proximité d’un fantôme, au point de lui consacrer tout un livre décrivant sa vie, décrivant sa mort, ravivant la Seconde Guerre mondiale, le nazisme, la collaboration et la résistance. Au fond, il s’agit pour Le Tellier de poser une question de plus en plus cruciale aujourd’hui, et que chacun de nous devrait se poser en ces temps où la menace du retour du fascisme ou d’une guerre civile ne cessent de planer. À quelle famille appartenez-vous ? À quelle famille choisirez-vous d’appartenir face au pire ?
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Ce qui est beau avec les fantômes, c’est la façon dont ils essaient toujours d’attirer notre attention. Des livres tombent, des objets sont déplacés, des bruits mystérieux se font entendre. Après s’être installé dans la maison où il peut s’inventer des racines, un ancien relais de poste dans la Drôme, “au cœur du hameau de La Paillette, à Montjoux, tout près de Dieulefit”, Hervé Le Tellier y fait retirer une plaque. En-dessous, il découvre qu’un nom est gravé dans le mur : André Chaix. Jeune résistant, abattu par les nazis à l’âge de 20 ans en 1944, né le 23 mai 1924, il aurait peut-être fêté ses 100 ans dans un mois. C’est, en tout cas, en écrivant ce livre à sa mémoire et en le publiant aujourd’hui comme une façon pour l’écrivain – et pour nous avec lui – de célébrer le centenaire de la naissance de cet homme, jusque-là inconnu, tombé pour la France à la fin de la Seconde Guerre mondiale ; et pour ce prix Goncourt, c’est avant tout l’occasion de nous rafraîchir la mémoire sur ce qu’est vraiment le fascisme, son horreur, ou de le transmettre aux plus jeunes lecteurs, dans une époque où les démocraties sont plus fragilisées que jamais, où la menace de l’extrême-droite est trop réelle, où l’antisémitisme expose son abject visage en plein jour.
Souvenirs personnels
Le texte mixe éléments d’histoire avec le récit de la vie d’André Chaix, fils de boulanger, adorable jeune homme très amoureux de sa Simone, son bon sourire illuminant les photos de lui que l’écrivain publie dans son texte. Nous voilà plongés dans l’histoire de la collaboration comme dans celle des maquisards. On redécouvre et même on apprend beaucoup de choses. Grâce à son allure un peu fourre-tout, ce livre a l’avantage de rassembler force détails issus des nombreux livres et archives consultés par Le Tellier (voir la biblio à la fin) et de devenir à lui seul une véritable somme historique. L’auteur parsème aussi son texte de souvenirs personnels, comme lorsqu’il s’agit de comprendre pourquoi Simone, la fiancée d’André, s’est mariée aussi rapidement après la mort de celui-ci (moins par désinvolture que dans un geste de lutte contre sa souffrance), il nous raconte comment lui-même a perdu sa jeune compagne au même âge, suicidée à 20 ans. La trajectoire d’André Chaix offre aussi l’opportunité à l’écrivain de nous rappeler ou de nous faire découvrir d’autres trajectoires. Dont celle de cet écrivain extrêmement discret, Henri-Pierre Roché, qui commença à écrire Jules et Jim à Dieulefit justement, en mars 1941, juste après avoir appris la mort de son ami, l’écrivain allemand Franz Hessel, décédé des suites de la dysenterie après son internement dans le “camp de déportation des Milles, une antichambre d’Auschwitz près d’Aix-en-Provence pour les ennemis du Reich”. Roché restera trois ans à Dieulefit et aura sans doute croisé André et Simone…
Le résistant André Chaix est mort à 20 ans en 1944, et pourtant… neuf ans plus tard, “après la loi d’amnistie du 6 août 1953 sur les crimes ou faits de collaboration, il n’y a plus dans les prisons françaises un seul condamné pour les délits liés à l’Occupation. Même les assassinats de Tulle, de Figeac, d’Argenton-sur-Creuse, les bourreaux d’Oradour-sur-Glane et on en oublie, les rares qui ont été emprisonnés, tous, absolument tous sont libres dès 1953”, note un Le Tellier dont la colère froide court tout au long du livre et qu’il fait bien de ne pas cacher. “Les États-Unis, tout à leur guerre froide contre les Soviétiques, mettaient en place l’opération ‘Paperclip’. Il s’agissait d’exfiltrer et de recycler les anciens nazis, certes excessifs dans l’antisémitisme, mais anticommunistes de première qualité.”
Famille littéraire
Les meilleurs passages du livres sont ceux consacrés à la façon dont hommes et femmes ont pu se plier au nazisme, et même quand ils et elles avaient le choix de ne pas le faire, ont excellé dans la cruauté – dans l’arrestation, la déportation, l’assassinat de Juifs. En s’appuyant sur des expériences menées (notamment “The third wave”) et sur des essais d’historiens, dont celui de Christopher Browning, Des hommes ordinaires, l’écrivain rappelle quelque chose de très important : “Ces hommes n’étaient pas des psychopathes, des monstres, mais des ‘hommes ordinaires’.” Comment ont-ils pu, dès lors, tuer, torturer, sans hésitation ? C’est que l’être humain serait très obéissant, aurait une capacité inouïe à se plier aux ordres d’une autorité, du moment que celle-ci endosse la responsabilité de ces actes, de leurs actes. “L’individu, spontanément altruiste s’il est pris dans un lien avec l’autre, devient indifférent si on fait de cet autre un inférieur. Et si on le décharge du poids du crime, il sait tourner au tortionnaire.” Et puis le mimétisme qu’induit le social fait que très peu se montreront assez forts pour résister aux actions du groupe.
“Cet automne de 1972, alors que je lisais le livre de Primo Levi, un parti était fondé, le 5 octobre exactement, le ‘Front national’. On parle évidemment du nouveau, pas du vrai, celui de la Résistance, l’extrême-droite ayant toujours aimé brouiller les repères, défaire le sens des mots et les salir au passage. On y découvre, libres depuis longtemps, bien des rescapés du radeau nazi.” Le geste de Hervé Le Tellier est clair. Même si son humilité le fait douter qu’il aurait été aussi héroïque qu’un André Chaix, il s’inscrit bel et bien avec ce livre dans la filiation qu’il s’est choisie en refusant d’ignorer le nom apparu sur le mur de sa “maison natale”, en décidant au contraire de l’honorer. Il s’inscrit dans une famille littéraire, celle de ces auteurs qui, hantés par les fantômes du passé, prennent le devoir de mémoire très au sérieux. On pense à Patrick Modiano et son Dora Bruder, et plus récemment à Jérôme Garcin qui reconstituait la vie d’un résistant avec Le Voyant. Reste à élucider une dernière question : est-ce que ce sont les fantômes qui, au fond, nous choisissent pour écrire leur histoire, comme le beau The Ghost and Mrs Muir de Mankiewicz ? Dans ce cas, André Chaix ne s’y est pas trompé. Reste à espérer que son Nom sur le mur s’écoule, comme L’Anomalie, à plus d’un million d’exemplaires.
Le nom sur le mur, de Hervé Le Tellier (Gallimard). En librairie le 18 avril.
{"type":"Banniere-Basse"}