Avec son premier livre, “L’appropriation culturelle”, le doctorant en histoire de l’art adopte le prisme de la théorie décoloniale pour révéler la manière dont les tissus, les couleurs et les accessoires de mode ne sont pas toujours de simples éléments esthétiques, mais les témoins des relations de pouvoir et de domination raciale et coloniale.
Alors que tu terminais la rédaction de ta thèse, tu as décidé d’écrire ce livre. Pourquoi ?
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Khémaïs Ben Lakhdar – Partons d’une anecdote. J’étais dans une librairie, à Bruxelles, qui disposait d’un rayon décolonial incroyable, et ce dans toutes les langues. Le seul ouvrage traduit en français était L’appropriation culturelle, livre de référence de l’anthropologue Rodney William. Je pense qu’il est important d’avoir plus de ressources en français, mais aussi de proposer de vulgariser la recherche. Les chercheurs les plus incroyables sont ceux qui parviennent à rendre accessibles des choses complexes. Et c’est sans doute la chose la plus compliquée à faire… Mon livre est donc une tentative de résumer sept ans de recherche en 150 pages, et de les rendre digestes pour ouvrir des discussions.
En 2018, alors que tu commençais ta thèse, tu as été marqué par un débat concernant l’appropriation culturelle, diffusé sur France Culture dans l’émission Le Club. Cet épisode est raconté dans ton livre.
C’était une véritable violence : j’entendais des pseudo-spécialistes qui discutaient sans définir les termes qu’ils utilisaient, ou sans s’inscrire dans un socle théorique. En tant que chercheur, je me plie à cette exigence, c’est indispensable. Ne pas le faire revient à positionner sa voix comme la seule valide. Et, dans ce cas précis, de normaliser des points de vue universalistes de l’anthropologie classique, par ailleurs très blanche, et d’emblée invalider le débat sur l’appropriation culturelle, sous prétexte que cela nierait les effets positifs de l’échange interculturel. Ces échanges sont importants, mais on ne peut pas en parler sans décrire les contextes particuliers et les asymétries de pouvoir dans lesquels ils prennent cours, et donc sans évoquer la colonisation, l’esclavagisme ou le racisme. Qu’est-ce qu’il faut être Blanc et dominant pour penser que tout circule librement – et que tout signe, tout vêtement, peut être re-sémantisé indifféremment et sans violence ! Cette émission était à l’image d’un contexte plus large d’incompréhension, de polémique autour du tabou et de l’incompris qu’est l’appropriation culturelle.
C’est un moment où plusieurs médias dénoncent le supposé danger du “wokisme”. Est-ce que l’appropriation culturelle est un terme instrumentalisé ?
Oui, tout à fait. Et je voudrais souligner que l’un des ressorts de ces débats a souvent été de porter le discrédit contre les personnes défendant l’utilisation du terme appropriation culturelle, en les taxant d’être sur le registre émotionnel plutôt que rationnel, et d’être dénuées d’objectivité. Or il y a un paradoxe, et une double vitesse dans les modes de valorisation du registre de l’émotion dans ce débat si on prend le cas précis de la mode. Je m’explique : lorsqu’un designer est pris la main dans le sac, utilisant des tissus, imprimés ou coupes orientales par exemple, il expliquera que c’est de l’amour, une admiration, une volonté d’hommage, soit un discours de l’émotion et non de la raison. Aimer n’a rien d’objectif. Mais personne ne dira rien. A contrario, si c’est un chercheur, alors c’est un wokiste hystérique. On ne peut pas accepter de remplacer l’appropriation culturelle par l’appréciation culturelle et esthétique. Ce qui est en jeu dans l’appropriation culturelle, c’est la description de rapports de domination. Mais bon, je pense aussi que cela montre qu’un Blanc qui dit “j’admire” est beaucoup plus valide, qu’un arabe qui s’énerve.
Tu soulignes le cas spécifique de la mode, qui constitue le terrain de ta thèse en histoire de l’art. Peux-tu nous parler de ce travail ?
Ma thèse s’intéresse à la mode parisienne au tournant du XXe siècle, et l’hypothèse générale consiste à dire que la mise en place de la haute couture va bénéficier de la révolution industrielle mais aussi du processus de colonisation. C’est La Trinité de la modernité : couture, colonialisme, capitalisme. Au cours de mes recherches, je lisais partout que la haute couture se basait sur des processus d’incorporation de design, de tissus, de couleurs, de mots, de plein de choses qui ne viennent pas d’Europe. En réalité, c’est de l’appropriation, mais le mot n’apparaissait jamais. Au même moment, la mode occidentale s’orientalise énormément. Aujourd’hui, il y a une forme de continuum colonial : le processus créatif repose encore sur des voyages. C’est toujours une forme de rencontre de l’autre avec un A majuscule que l’on ramène, apprécie, et qui va être broyé par le rouleau compresseur qu’on appelle la créativité en Occident.
Est-ce que tu trouves qu’aujourd’hui, la mode fait plus attention au continuum colonial ? Est-ce que l’industrie a tiré des leçons ?
Pour répondre, je dirais qu’il suffit de regarder les organigrammes des maisons de luxe : toujours les mêmes personnes, toujours les mêmes couleurs de peau, les mêmes corps. Je ne peux pas penser une seule seconde que les représentations peuvent changer en profondeur si les personnes qui prennent des décisions ne changent pas. Les communications de crise sont très efficaces, mais l’industrie de la mode n’est pas plus inclusive ; elle est simplement sur le qui-vive.
Qu’en est-il dans la recherche ? Est-ce qu’il y a beaucoup de doctorant·es racisé·es et est-ce que vous avez des outils pour vous aider à analyser les dynamiques coloniales ?
Il y a encore trop peu pas de chercheurs racisés, et ils peuvent faire l’objet de tokénisme. Quant à mes outils de recherche : ma bibliographie est presque entièrement en anglais. En France, les ouvrages d’histoire ont été écrits à la gloire de la grande couture parisienne, soit une écriture très hagiographique, où l’on passe de Charles Frederick Worth à Jeanne Paquin sans jamais véritablement considérer la dimension culturelle et encore moins coloniale de la mode. Le processus de décentrement, dans l’écriture, est nouveau. On peut citer le travail novateur d’Émilie Hammen et son ouvrage L’idée de mode: une nouvelle histoire (éd. B42, 2023).
Dans ton livre, tu notes qu’Internet, et plus particulièrement la plateforme sociale Instagram, a permis d’ouvrir le sujet de l’appropriation culturelle au grand public.
Internet, c’est le principe démocratique par excellence, que le sociologue Éric Fassin décrit comme un lieu d’un contre-pouvoir. Avant cela, le débat de l’appropriation culturelle était clos sur un monde universitaire ou de critiques d’art racisés. Fin 2014, des comptes comme Diet Prada se forment et se spécialisent dans la dénonciation des pratiques illicites de la mode et la pop culture : de Kim Kardashian, avec sa marque de shapewear d’abord nommée Kimono, aux keffiehs Louis Vuitton en passant par le turban Gucci en 2018, les infos et analyses étaient partagées avec des millions d’abonnés et provoquaient de nombreuses discussions – c’était inédit.
Tu as grandi dans les années 2000, dans un contexte où le débat n’existait pas encore de façon mainstream et alors que de nombreux créateurs prennaient comme motif le voyage orientaliste. Est-ce que cela t’interpellait ?
C’était totalement un impensé de ma part. J’ai grandi à Paris. Un très bon arabe intégré, avec deux parents tunisiens. Puis j’ai fait mes études en histoire de l’art, biberonné par le récit à la gloire de l’Occident, normalisant l’Europe comme l’unique centre d’inventions artistiques. Je n’avais pas d’outils critiques. En réalité, j’ai découvert les idées décoloniales de façon détournée vers 2015, en lisant les articles d’Alice Pfeiffer, alors rédactrice en cheffe du magazine Antidote. Elle verbalisait des choses et les rendait accessibles, avec des exemples très concrets. Cela aussi était inédit.
Quel est le combat le plus urgent pour décoloniser la mode et les regards ?
Il faut arrêter d’hystériser le débat sur l’appropriation culturelle, arrêter de considérer que c’est simplement esthétique. Arrêter de prétendre que la mode est universelle et qu’elle représenterait tous les corps ou serait inclusive. En fait, ce qui me plairait énormément, ce serait qu’une maison d’un grand groupe de luxe français prenne à la tête de sa direction artistique une personne racisée qui a grandi dans les banlieues de France – pas des personnes racisées américaines. Le Virgil Abloh d’Aulnay-sous-Bois !
Propos recueillis par Manon Renault
L’appropriation culturelle – Histoire, domination et création : aux origines d’un pillage occidental, de Khémaïs Ben Lakhdar, éd. Stock, 256pp, 18,50€, en librairie le 10 avril
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