Le 7 avril, le génocide rwandais aura trente ans. Quel âge avait-on alors ? Où étions-nous ? Avait-on vu venir la tragédie en train de se dérouler sous nos yeux ? Combien de temps nous a-t-il fallu pour saisir que des femmes, des enfants, des hommes étaient abattu·es à coups de machettes par leurs voisin·es, celles et ceux encore qui étaient leurs ami·es la veille, et tout ça sous la responsabilité du gouvernement français ? Quand le dernier génocide du XXe siècle a commencé à se produire, et fera en trois mois un million de mort·es, était-on en train de pleurer le suicide de Kurt Cobain, survenu deux jours plus tôt ?
Si le suicide du leader de Nirvana a marqué la fin d’une ère, celle où l’on croyait encore aux idéaux, aux utopies, portés par le rock et l’art, pour changer le monde, le génocide rwandais a marqué le début d’une autre, terrible, mortifère. Dans ses essais sur la photographie, Susan Sontag note que lorsque les peuples ont eu accès aux premières photos de guerre, après coup, ils se sont légitimement dit que s’ils les avaient vues avant, bref s’ils avaient su, ils auraient tout fait pour empêcher ces mort·es, que l’horreur n’aurait pas pu avoir lieu.
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Or depuis, d’autres guerres, d’autres charniers ont vu le jour, sans que l’on puisse rien faire malgré une information à grande ampleur, et hyper-rapide, simultanée. Ce point a culminé avec le génocide rwandais : nous étions informé·es de l’horreur en direct sans pouvoir rien faire, ni décider notre gouvernement à intervenir pour mettre un terme à la barbarie immédiatement. Cette impossibilité à agir sur le monde nous a condamné·es à l’impuissance, à nous voir nous-mêmes, en tant qu’êtres dotés d’une capacité à s’indigner et à vouloir changer les choses, réduits d’une certaine façon au néant. Au fond, quoi qu’on sache, dise, veuille, rien n’avait progressé depuis le premier génocide du XXe siècle, celui des Arménien·nes par la Turquie que tous·tes avaient laissé faire. Le temps passe, mais au fond, rien ne bouge – seule la technologie, d’informer et de tuer, change. Alors à quoi bon ?
Virginie Despentes et Michel Houellebecq
1994, c’est aussi l’année où surgissent deux des meilleur·es écrivain·es françaises dans le paysage littéraire : Virginie Despentes et Michel Houellebecq. Si l’on croit, comme j’en suis convaincue, que les artistes et les écrivain·es sont les “médiums” de leur temps avant que l’on puisse même comprendre ce que l’on est en train de traverser, alors on peut affirmer que ces deux-là ont su capter, articuler et véhiculer, dès leurs premiers romans publiés cette année-là, ce (nouveau) nihilisme que nous aura légué le siècle et que d’aucun·es ont pu appeler la fin des utopies. Un nihilisme qui allait imprégner les trente prochaines années au point d’en arriver là où nous en sommes aujourd’hui. Le nihilisme vient du latin “nihil”, qui veut dire “rien”. Depuis Extension du domaine de la lutte, le nihilisme de Houellebecq est dépressif, montrant l’impasse dans laquelle les idéaux et la révolution sexuelle de Mai-68 a placé les êtres. À devoir affronter une liberté héritée de 1968 et de l’explosion de la famille comme valeur première, ces personnages se retrouvent livrés sans défense à l’ultra-libéralisme, nous réduisant au seul statut de consommateur·rices ou de consommé·es, y compris sexuellement. Une fin des utopies ou plutôt une perte de ces valeurs (religieuses, spirituelles, familiales) qui laisse l’être seul et désemparé, sans règles, sans lois, sans refuge. De l’autre côté, le nihilisme de Virginie Despentes dans Baise-moi était combatif. Peut-être parce que l’un est un homme, et l’autre une femme ? Après une scène de viol collectif d’une sauvagerie insoutenable, les deux jeunes femmes qui en furent les victimes prenaient les armes et la route ensemble, flinguant certains mecs sur leur passage.
En trente ans, leurs deux œuvres ont accompagné, en parallèle, ce que cette année 1994 aura auguré dans l’esprit de tous·tes. Un ras-le-bol nihiliste, une défiance envers la politique, un désenchantement cynique, qui ont trouvé leur incarnation dans deux courants : une remise en question du progressisme de gauche, et un ras-le-bol du patriarcat. Michel Houellebecq veut sauvegarder l’Église, les hommes contre le féminisme, le couple, la famille, est proche de Valeurs actuelles et du JDD. Virginie Despentes penche pour l’extrême gauche et s’est imposée en icône féministe et LGBTQI+. Le dernier roman de l’un s’intitule Anéantir (bref : nihilisme…), et la pièce mise en scène par l’autre Woke. La nouvelle division politique du pays ?
Édito initialement paru dans la newsletter Livres du 4 avril. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !
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