Un disque long, lent et abouti mais paradoxalement chiant.
Au début des années 2000, l’industrie musicale a baptisé r’n’b tout ce qui s’apparentait à de la musique afro-américaine disposant de refrains chantés. C’était enterrer bien vite ce que l’on appelait 30 ans plus tôt le rhythm n’blues – dont ce sigle est issu – mais cela masquait surtout mal la logique qui a conduit à étiqueter le genre : alors que le rap avait gagné la partie auprès des jeunes classes populaires, cet ersatz de rhythm n’blues mal gaulé n’était qu’une tentative poussive de la part des labels de rap pour emporter l’adhésion d’un public féminin jusque là copieusement ignoré – on est alors en pleine ère gangsta rap.
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Ont alors fleuri, au milieu du rap le plus sauvage, les refrains sucrés de jeunes fleurs dont les courbes étaient mises en avant bien plus sûrement que la voix, affublées du délicat sobriquet de « pute à refrain » par ces mêmes cyniques qui les avaient invitées (ne riez pas, la superstar Rihanna a débuté ainsi). Succès : ces « putes à refrain » ont entamé des carrières solo, forçant le règne de ce r’n’b passif, élevant d’insupportables feulements au rang de norme, tandis que les garçons s’y essayaient aussi, miaulant et gémissant, les noix vraisemblablement coincées dans la porte. Mais l’accident était nécessaire à la mutation de l’espèce. A New York, à Atlanta, à Londres et Tokyo, une poignée de génies maîtrisant la musique au-delà de cette culture commerciale en a livré des versions imprévues : D’Angelo, Mary J. Blige, une jeune Beyoncé sous la coupe d’un électronique daron, les Soulquarians et Raphael Saadiq, accouchant en chœur du rap fragile de Drake, du désespoir bétonné de The Weeknd (et, non, pas DVSN ni Anderson.Paak, lequel n’est que relecture faiblarde de D’Angelo). Et, depuis que Odd Future a surgi du néant, Frank Ocean, qui défouraillait en 2012 Channel Orange, force expérimentale, souffle brut et clair cuirassé d’électronique. Un plain-chant économe, sobre, beau.
L’attente était donc à son sommet face au second disque du bonhomme, d’autant qu’il maîtrise les effets d’annonce, les retards (dés)organisés et les vidéos improbables en salle d’attente. Et puis, en plein mois d’aout, en plein dimanche, Blonde débarque sur Apple Music – Ocean ne nous fait le coup de l’exclu sur Tidal, contrairement à la mafia mainstream des Carter-West-Knowles et c’est tant mieux. Mais comment envisage-t-il la suite de Channel Orange ? La liste de participants de ce jeu de piste offre un premier indice : parmi les contributeurs, figurent Om’mas Keith (Sa-Ra), 88 Keys, Rick Rubin, Mike Dean, Kendrick Lamar, Kanye West, Jamie XX.
Et, au milieu, David Bowie, Gang of Four et les Beatles. Sans que John Lennon ni les autres n’aient écrit une ligne du disque, cette mise en abîme offre les indices nécessaires quant au décodage de l’objet baroque, à la fois chiant et sympa, pénible et beau suivant la position du soleil, aussi vintage que futuriste suivant l’heure à laquelle on l’écoute. Empruntant là un refrain à Elliott Smith, là quelques balles au Revolver des Beatles et le reste à des compositeurs qui ne sont pas encore nés (encor-nets, poulpes ubiquistes, soit les gosses de 4 ans qui feront bientôt des tubes sur YouTube, Sacha-Sa-cha-Archi-chat), ne s’arrête pas sur le passé : Skyline To, Solo ou Futura Free sont des ovnis pop parfaitement troussés et c’est précisément cette pop fourre-tout, aussi électronique que passéiste, aussi ancrée dans les années 90 que dans un ailleurs musical improbable qui rend le disque séduisant. Il n’y a pourtant ici ni l’expérience rondement menée de Pyramids, ni la beauté solaire de Novocane pour faire grimper le thermomètre mais la formule prend car l’effet surgit d’une façon étonnante : Blonde happe sans en faire trop, ne taille aucun refrain évident, aucun couplet simple mais tisse de longues toiles ; une œuvre dont les reliefs ne sont ni évidents ni bêtement beaux.
Il n’y a d’ailleurs pas vraiment de refrain ni de couplets ; juste des nappes, des versets en tartines et une beauté qui se joue sur le long terme… Et il demeure, en bout de course, la chaleur des nappes et le chant azimuté, cet alliage de vocalises altérées, bidouillées, parfois serties d’un rap âpre qui évoque le texte de Sage Francis et ces malaises de gamins mal dans leur cour d’école, repeintes de rythmiques qui tiennent plus de la pop d’il y a 5 ans que des cliquetis sans âme du r’n’b actuel.
On attendait l’avant garde mais elle est absente, en dépit de propos qui, eux, gagnent en profondeur. Finalement banal mais suffisamment lumineux pour nous empêcher de le jeter à la poubelle, Blonde pourrait n’être qu’un seul titre de 8 minutes qui serait indéniablement la chanson de la rentrée. Un disque long, lent et abouti mais paradoxalement chiant. On attend le DJ capable d’en tirer un mix de quelques minutes qui serait, à coup sûr, un chef d’œuvre.
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