Autour de “Bérénice”, rencontre entre Isabelle Huppert et Romeo Castellucci.
Pour leur première collaboration au théâtre, Isabelle Huppert et le metteur en scène Romeo Castellucci s’emparent d’une des plus fameuses tragédies de Racine en montant une adaptation lumineuse de Bérénice. La rencontre entre l’actrice et l’artiste italien est l’occasion d’une réflexion partagée sur la raison d’État qui s’oppose à l’amour dans la Rome antique et sur la solitude d’une femme qui se résout à affronter avec grandeur son destin contrarié. Dans cette pièce, que le metteur en scène ramène à l’épure dans un geste définitif, il ne subsiste que les monologues de Bérénice, pour dire l’écorchée vive du personnage. Avec cette mise en abîme des amours impossibles entre Titus et Bérénice, l’actrice trace un portrait bouleversant des multiples facettes de la reine de Palestine pour lui donner le statut d’une star.
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L’envie de travailler ensemble remonte-t-elle à longtemps ?
Isabelle Huppert et Romeo Castellucci – Depuis toujours (rires) !
I. H. – Ça remonte au premier spectacle que j’ai vu de Romeo.
R. C. – C’est la vie, on en avait le désir, on a enfin trouvé le temps, la manière, le lieu pour faire quelque chose ensemble.
Envisagiez-vous dès le départ de vous confronter à un texte classique ?
I. H. – Non, pas du tout. Moi, je n’avais rien pensé du tout.
R. C. – Au départ, nous n’avions aucun a priori. Mais c’était clair qu’il devait s’agir d’un texte qui nous permettrait d’occuper un lieu de la parole.
“Je n’aurais jamais pensé avoir l’occasion de jouer Bérénice.”
Isabelle Huppert
Pour quelles raisons avez-vous fait le choix de Bérénice ?
R.C. – Personnellement, je suis toujours attiré par la forme tragique. Bérénice est nommée par Racine, tragédie… Je pense qu’il s’agit de la tragédie de la parole. À mon avis, le théâtre occidental se confronte toujours à la tragédie, même s’il s’agit de pièces comiques, le tragique est toujours là. Les tentatives de poètes comme Racine, Hölderlin ou Alfieri m’intéressent, car ils cherchent à reconstruire l’esprit de la tragédie grecque, mais c’est impossible par définition. Ils sont toujours en échec, car nous ne sommes pas des Athéniens et nous n’avons pas les mêmes croyances. La tragédie est née le jour où les dieux sont morts.
I. H. – Je n’aurais jamais pensé avoir l’occasion de jouer Bérénice.
R. C. – Chez Racine, il y a la structure et la mécanique du tragique, le faire en français avec Isabelle, c’est quelque chose qui n’arrive qu’une seule fois dans la vie.
Plus qu’une mise en scène, vous envisagez une réflexion sur le texte de Racine.
R. C. – Effectivement, le travail qu’on propose sur Bérénice est une forme d’extrusion. Il s’agit de creuser dans la pièce pour qu’il n’en reste que la forme du monologue. Donc, on a tout enlevé, c’est un geste arbitraire, car je pense que la mise en scène est l’art de l’“arbitrarité”. On a affaire à un héritage, que doit-on faire avec le passé ? À mon avis, le pire serait de choisir l’illustratif. Donc, il faut faire preuve d’une sorte de violence pour entrer dans l’œuvre et être nous-mêmes percés par cet objet. D’une certaine manière, sans modifier l’objet, il faut changer le point de vue que l’on porte sur lui. Pour que ce soit possible, il était pour moi nécessaire de rentrer dans cette zone de danger avec Isabelle, sa radicalité et son art du théâtre. Chaque fois que je vois Isabelle sur un plateau, je vois toujours le feu, une sorte de tautologie. Avec Racine, le désir est de fabriquer une rencontre qu’on pourrait qualifier de hardcore avec le théâtre.
Les territoires du récit sont répartis par Romeo et vous, Isabelle, avez le plateau pour vivre la solitude de Bérénice.
I. H. – Oui, mais même quand on y est seule, un plateau de théâtre est toujours très habité. Il est d’autant plus peuplé dans un monde qui se crée… C’est ce que fait Romeo, il crée un monde. C’est un univers très riche qui est sans limite avec l’imaginaire qu’il propose. Bien sûr, il y a les mots de Racine, mais tout ce qu’il y a autour des mots est rendu au silence. Ce silence libère le sens. C’est un environnement où les sons, les bruits deviennent des prolongements du sens. Le metteur en scène Claude Régy disait quelque chose de très beau sur la musique : “la musique est non sensique” ; contrairement aux mots, le rapport aux sons n’est jamais fermé. Et là, en l’occurrence, c’est bien plus, car ça engage d’autres versants du sens, celui du langage des images.
R. C. – C’est très juste. La musique représente l’ombre. Hegel disait que la musique est la nuit de l’homme, quelque chose qui échappe à la logique. Le travail musical de Scott Gibbons est né de la parole d’Isabelle. Tous les sons sont construits à partir de sa voix. Racine a l’art de révéler un monde pour en cacher un autre, ça représente le côté obscur de sa poésie. La musique et les sons appartiennent à l’expression de cette obscurité.
“C’est comme une voix hantée par des forces, des revenants et des fantômes.”
Romeo Castelluci
En tant que spectateur, on s’interroge sur vos sensations lorsque vous parlez et entendez vos intonations déformées par l’usage du vocodeur.
I.H. – Pour être tout à fait honnête, j’entends peu ces déformations, je sais qu’il y a des moments où ma voix est modifiée plus qu’à d’autres, mais je sais aussi qu’elle ne l’est pas constamment.
Cela donne le sentiment que votre respiration est reprise par un écho déformant.
R. C. – Il y a beaucoup de souffle. C’est comme une voix hantée par des forces, des revenants et des fantômes.
Dans ce parcours, chaque monologue est l’occasion de trouver la liberté d’une plongée de plus en plus profonde vers l’intime.
I.H. – Ce texte offre aussi tous ces possibles. Il est peut-être souvent écrasé par le poids des siècles et par cette injonction qui nous est faite à dire des alexandrins. Il y a toujours une sorte de hiatus quand on travaille sur une tragédie pour savoir à quel endroit on se place pour dire des vers. Le dispositif que propose Romeo est d’en faire un monologue, et surtout d’abolir l’interaction avec des partenaires. C’est une opportunité d’ouvrir le champ sur une manière infinie. Sans le trahir, le texte résonne en moi au présent et d’une manière particulièrement concrète. De même que vous parlez de superpositions du son de ma voix… Moi, c’est très curieux, mais de mon côté, je me surprends à entendre d’autres possibilités de dire le texte. Des figures se superposent et la langue ouvre sur mille manières de dire Bérénice. Mais, pas exactement à l’endroit où l’on pourrait le penser et où je pourrais m’y attendre. Ce processus fait venir d’autres voix, mais qui racontent toutes la même histoire. Il y a toujours une forme d’embarras à jouer un personnage classique. C’est une question qui n’a pas de réponse… Qui est Bérénice ? On n’en a aucune idée, on ne peut l’illustrer.
La dissolution de la personne ne se limite pas à la voix, mais avec la répétition du cri “Ne me regardez pas !”, elle s’étend aussi au fait d’être vue.
I.H. – Surtout que nous sommes au théâtre, où, plus encore que d’écouter quelqu’un, c’est juste de le regarder qui devient un interdit.
R. C. – Si l‘on revient à l’étymologie, le théâtre, c’est le lieu du regard.
Cette proposition de jeu vous entraîne vers des vertiges et une forme de perte d’identité. Elle crée une forme de porosité entre l’actrice et le personnage.
R. C. – Perdre quelque chose, c’est toujours bien. Il faut aussi penser à une mise en perspective des stratégies de sorties de Bérénice. Elle commence par vouloir sortir dès le début de la pièce. Comment sortir de Rome, sortir du théâtre ? On va jusqu’à expérimenter une fuite du langage considéré comme une cage. Ceci questionne notre parole d’aujourd’hui qui ne dit rien. C’est ça le génie de Racine, on est déjà chez Beckett avec la crise de la parole. Les personnages se parlent et à cause de cela, ils s’éloignent… c’est un abîme très contemporain.
Bérénice d’après Jean Racine, une création théâtrale de Romeo Castellucci avec Isabelle Huppert. Musique Scott Gibbons, costumes Iris van Herpen. Jusqu’au 28 mars, Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, Paris. Tournée jusqu’en mai 2025.
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