Gus Van Sant rencontrerait-il en Truman Capote un reflet en négatif, dont l’ego paralysant aurait dégelé sa créativité ?
Il y a de nombreuses façons de disparaître. L’une d’elles, la plus retorse, consiste à le faire en étant omniprésent. Nul doute que Feud : Truman Capote vs the Swans, l’extraordinaire deuxième saison de la série produite par Ryan Murphy, parle essentiellement de disparition(s). La disparition d’un écrivain au profit de son persona public. La disparition d’une œuvre, qui brusquement s’interrompt (après la publication de De sang froid en 1965). La disparition d’une femme (emportée par la maladie et le chagrin), puis d’un homme (emporté par ses addictions et la haine de soi).
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
L’homme qui filme ce ballet de disparitions est lui-même devenu, depuis pas mal de temps, assez fantomatique : Gus Van Sant, réalisateur de six de ces huit épisodes. Révélation foudroyante du cinéma américain à l’aube des années 1990 (Drugstore Cowboy, My Own Private Idaho), cinéaste révéré successivement par les Oscars (Will Hunting) et Cannes (Palme d’or pour Elephant), celui que la plupart des cinéphiles citaient parmi les plus grands cinéastes du monde pendant toutes les années 2000 s’est comme évaporé.
Pourtant, il n’a jamais cessé de produire : depuis Milk (son dernier grand succès en 2009), il a réalisé quatre longs métrages (l’un assez beau – Promised Land, l’un consternant – Nos souvenirs, deux entre les deux). Il a mis en scène un spectacle musical (sur Andy Warhol – Trouble). Il s’est investi dans trois séries (Boss, When We Rise et maintenant Feud). Et lorsqu’il ne filme pas, il peint.
Paralysie des egos
Gus Van Sant est d’une certaine façon le contraire de Truman Capote. L’un (Truman) voulait occuper tout l’espace (public, mondain, médiatique) comme pour cacher par son omniprésence que son œuvre avait disparu. L’autre (Gus) est au contraire extrêmement productif, mais paraît avoir disparu de son œuvre, enchaînant les projets, parfois les commandes, sans ne plus du tout sembler se soucier que cela constitue une figure générale cohérente, articulée, de bout en bout maîtrisée (en un mot faire œuvre). L’un était paralysé par son désir de chef-d’œuvre, par la peur de ne plus être à la hauteur de l’idée qu’il se faisait d’un roman de Truman Capote après De sang-froid (au point de ne plus pouvoir écrire).
L’autre au contraire semble totalement détaché de lui-même, de ce que fut sa légende de très grand artiste de cinéma, et paraît ne plus viser qu’à devenir un petit artisan sans surmoi. Les symptômes varient, paraissent même contraires, mais GVS a probablement trouvé un écho assez fort à sa propre trajectoire dans cet itinéraire mixte de présence aux autres et d’absence à soi. Probablement pour cela, Feud S2 est ce qu’il a filmé de plus fort depuis presque vingt ans.
Si la série est si bouleversante, c’est qu’elle nous fait retrouver l’un et l’autre. De façon beaucoup plus incarnée que dans les diverses adaptations cinématographiques des années 2000 (celle avec Philip Seymour Hoffman, celle avec Toby Jones…), la série restitue la drôlerie et le tragique de Capote, sa flamboyance et sa génance, sa vulnérabilité et sa cruauté. Mais, elle nous rend aussi Gus Van Sant, dont on retrouve toute la flamme : son éblouissante élégance formelle culminant dans des plans-séquences mobiles ouatés, son goût des gageures formelles et conceptuelles (l’épisode 3 comme un found footage d’un documentaire des frères Miles), son inégalable délicatesse empathique qui rend chaque sujet filmé si aimable et si proche.
Feud : Truman Capote vs the Swans : dernier épisode diffusé sur Canal + le 14 octobre.
Édito initialement paru dans la newsletter cinéma du 13 mars 2024. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !
{"type":"Banniere-Basse"}