L’hôtel Mandé s’offre volontiers en oasis quand la chaleur, que concentrent la latérite des chaussées et le banco des façades, plombe le cœur de Bamako. Lorsque le vent remonte un peu de fraîcheur des eaux émeraude du Niger qui paresse en contrebas, l’endroit devient l’un des plus agréables de la capitale malienne. Située en surplomb, […]
L’hôtel Mandé s’offre volontiers en oasis quand la chaleur, que concentrent la latérite des chaussées et le banco des façades, plombe le cœur de Bamako. Lorsque le vent remonte un peu de fraîcheur des eaux émeraude du Niger qui paresse en contrebas, l’endroit devient l’un des plus agréables de la capitale malienne. Située en surplomb, sa salle de conférence propose en outre une vue imprenable sur le fleuve et la brousse environnante. C’est ici qu’au mois de juillet 2004, Ali Farka Touré et Toumani Diabaté, deux trésors’ vivants de la musique africaine, se sont retrouvés à l’initiative du producteur anglais Nick Gold pour enregistrer un album acoustique.
En apparence, tout oppose Ali et Toumani. Le premier, âgé de 65 ans, vient de la tribu Arma, des commerçants de l’or d’origine songhaï, muée en aristocratie terrienne dans la région de Tombouctou au XVIIe siècle. Tandis que Toumani, de vingt-cinq ans son cadet, est issu de l’une des plus anciennes familles de griots mandingues, caste recouvrant une multitude d’activités dont la plus cruciale fut, à l’époque médiévale, de chanter les louanges des rois et de conserver la mémoire de leurs épopées. Géographiquement parlant, les deux hommes se situent aux antipodes : le Sud-Ouest fertile pour Toumani ; le Nord aride et sahélien pour Ali. Jusqu’à leurs styles musicaux qui ont peu de choses en commun. Ali Farka Touré est le seul guitariste au monde qui pouvait se permettre de dire à John Lee Hooker, à propos du blues, « Si toi tu es les branches et les feuilles, moi je suis le tronc et les racines. » La musique de Toumani relève pour sa part d’un art infiniment complexe, le jeliya, qui exige une initiation à l’instar de la musique classique indienne ou arabe, avec lesquelles il partage le principe de la modalité.
Cet album instrumental en duo intitulé In the Heart of the Moon (very Pink Floyd) évoque un voyage et, mieux, une rêverie nocturne. La pochette suggère une toile de Turner avec son embarcation, toutes voiles dehors, donnant une impression de lenteur, confirmée par la douce dérive de ces douze pièces enregistrées de nuit, en trois séances de deux heures, sans répétition et en une seule prise. Fragiles instants d’une beauté venue d’ailleurs, où deux instruments, kora et guitare, aboutissent à une telle fluidité qu’ils en subjuguent le temps et la fatigue. Le choix des titres fut pratiquement décidé à l’instant où ils étaient enregistrés. Certains ? Hawa Dolo, Gomni ou Kadi Kadi ? appartiennent au répertoire d’Ali. D’autres, comme Débé, sont des classiques bajourou (patrimoine musical des griots mandingues) que jouent habituellement Toumani et ses pairs lors des fêtes de mariage ou les baptêmes. Le reste est puisé dans le réservoir des chansons « nouvelle vague » (jamana kura) des années 60 et 70, tels Simbo, Mamadou Boutiquier et Kala. Ali a aussi souhaité voir figurer le fameux Kaira, lien parfait entre sa génération et celle de Toumani, entre le monde mandingue et le sien. Ce disque, non prémédité et sans véritable enjeu, réalisé fortuitement à la faveur de circonstances heureuses, est unique en son genre. Par le prestige de ses auteurs. Et plus encore par la manière dont ceux-ci réussirent à s’abstraire un court instant des contraintes dues à leurs rangs, à leurs responsabilités, à leurs histoires respectives. Comme un moment volé par deux princes rebelles qui redeviennent ensemble des enfants dans ce pays, le Mali, où la musique est un royaume en soi.