Dans son dernier essai « Mobilisation totale », le philosophe italien Maurizio Ferraris propose une réflexion sur la capacité de nos téléphones portables à nous mobiliser, aboutissant à une diminution de notre liberté et à un forme de militarisation de la société.
« C’est la nuit de samedi à dimanche, celle qu’on voue traditionnellement au repos. Je me réveille. Je cherche à savoir l’heure, et, naturellement, je regarde mon portable, qui m’apprend qu’il est 3 heures du matin. Mais je vois en même temps qu’un e-mail est arrivé. Je ne résiste pas à la curiosité ou plutôt à l’inquiétude (l’e-mail concerne une question de travail), et aussitôt : je lis et je réponds. »
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Depuis l’avènement des smartphones, cette anecdote nocturne un peu irréelle, racontée au début de l’essai Mobilisation totale du philosophe italien Maurizio Ferraris, semble de plus en plus devenir la norme. C’est le sentiment de se sentir obligé de répondre, comme face à un ordre, de ne pas pouvoir se passer de nos téléphones et objets connectés, que le philosophe se propose d’analyser.
« Le caractère péremptoire d’un ordre »
Dès le début de son essai, il remarque en effet qu’un appel est « avant tout une responsabilisation : je réponds parce que je me sens apostrophé, moi, précisément moi ». Une responsabilisation extrême, qui pousse parfois à se sentir en faute si on ne répond pas.
Contrairement au téléphone fixe qui ne servait véritablement qu’à téléphoner, les ARMI, un acronyme que Maurizio Ferraris utilise pour désigner tous les appareils qui nous mobilisent (smartphone, tablette) sont eux des objets qui donnent l’impression « d’avoir le monde entre les mains ». Ils permettent d’être joignable n’importe où et à n’importe quel moment de la journée.
Surtout, pour le philosophe, les ARMI ont une fonction d’enregistrement, d’archivage, qui donne au message le « caractère péremptoire d’un ordre » :
« [Les ARMI] enregistrent ce qu’on nous dit, ce que nous disons à travers elles, notent ce que nous voulons savoir et gardent en mémoire le fait que nous l’avons su. On ne peut donc feindre l’innocence ou le manque d’information face aux ordres ; la trace est là : ils nous ont cherchés, c’était pour nous faire faire quelque chose, ne serait-ce que pour nous faire réagir, et une réaction manquée est déjà une insubordination. »
Maurizio Ferraris développe finalement l’idée que nous vivons dans une société militarisée (« Nous ne sommes pas en guerre, mais nous sommes militarisés »), et que cette militarisation est accentuée par les ARMI. Toutes les personnes qui utilisent des appareils connectés apparaissent en effet comme des mobilisées, semblables aux conscrits :
« Les mobilisés acceptent d’être appelés à agir à tout moment et acceptent ainsi une diminution objective de liberté, qui n’est compensée par aucun avantage économique et qui même, le plus souvent, se transforme en un travail gratuit, que ne couvre aucune protection syndicale. »
Comment expliquer notre incapacité à se déconnecter
Le philosophe italien consacre tout un chapitre de son livre à essayer de trouver les raisons qui peuvent expliquer notre incapacité à se déconnecter de nos téléphones portables. Il dénombre quatre explications. Il évoque tout d’abord le concept d’intentionnalité collective, à savoir « le fait que les êtres humains tendent à une forme d’action conjointe ». Répondre au milieu de la nuit à notre téléphone fait que nous agissons de la même manière que les autres et que nous appartenons de facto à l’humanité.
Il existe également une forme de motivation économique derrière le fait de ne pas s’empêcher de répondre à un message. Comme le souligne Maurizio Ferraris, certains messages que nous recevons proviennent de notre emploi, y répondre fait que nous travaillons et aspirons à gagner de l’argent. Le philosophe italien reprend aussi son idée de la militarisation de la population avec les ARMI. Les objects connectés sont à la fois des outils d’émancipation mais également de contrôle.
La dernière explication soulevée par Maurizio Ferraris est celle de la motivation anthropologique, c’est-à-dire que les hommes sont naturellement des êtres dépendants, qui deviennent alors dépendants des portables :
« L’être humain vit dans une dépendance constitutive qui est avant tout une dépendance vis-à-vis de la technique comme prothèse, comme suppléance à ses défiances naturelles, à sa faible force physique, à la lenteur de son autonomisation face à ses géniteurs. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner de la facilité avec laquelle cet échantillon moyen d’humanité que je suis puisse docilement se soumettre aux ordres qui lui arrivent d’un téléphone portable »
Ne pas répondre à son téléphone, une utopie ?
Dans notre société moderne, celle de « l’enregistrement » comme la décrit Maurizio Ferraris, ne pas répondre à son portable signifierait se marginaliser et s’exclure de la société. Est-il possible du coup de ne plus être dépendant de nos téléphones ? Le philosophe souligne que se détacher de ces appareils connectés ne doit pas correspondre à « un changement radical ou une attaque frontale », mais doit plutôt se faire par étapes.
Il appelle également les hommes à se rendre compte qu’ils ne sont pas « des spectateurs enchaînés », mais bien des « des acteurs mobilisés et responsabilisés par un système ». Il faut comprendre ce qui nous aliène, à savoir notre propre nature ou la société, pour pouvoir mieux s’en émanciper, et ne plus se sentir obligé de répondre à son portable.
Maurizio Ferraris voudrait enfin pour que nous considérions nos ARMI non pas comme des appareils qui véhiculeraient une certaine vacuité, mais qui auraient plutôt une « puissance (…) qui peut être destinée, pour ainsi dire, à des fins civilisatrices ». Ainsi, nos appareils connectés nous donnent accès à des moyens considérables pour se cultiver :
« Pour la première fois, l’humanité dispose d’une bibliothèque, d’une cinémathèque et d’une discothèque infinies. C’est là que nous devons regarder. Il s’agit donc de reprojeter les diverses formes d’institution culturelle dans un cadre humaniste, alors qu’elles vivent une étrange situation ».
Mobilisation totale, de Maurizio Ferraris, éd PUF, 152 p., 12€ (sortie le 24/08)
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