Le dernier film du réalisateur britannique s’attarde sur la trajectoire du poète homosexuel Siegfried Sassoon. Également soldat et héros de la Première Guerre mondial, le jeune homme est de retour du front… Un long métrage brillant qui sort en salle ce 6 mars.
Terence Davis étant décédé en octobre 2023, Les Carnets de Siegfried est donc son film ultime. A-t-il pour autant une valeur testamentaire ? Certes, il réécrit certaines des obsessions majeures du cinéaste déjà à l’œuvre dans tous ses films précédents, documentaires et longs métrages, dont le plus fameux, Distant Voices, Still Life (1988) : un goût pour le passé, en priorité le sien, dont il disait qu’il lui servait à comprendre et supporter le présent ; une tendresse particulière pour les floué·es de la société, du prolo de Liverpool, sa ville natale, à l’aristo new-yorkaise dans Chez les heureux du monde (2000), un de ses sommets.
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La continuité aussi d’un style, la Davies touch, qui consiste à déréaliser le réalisme en privilégiant les tableaux vivants plutôt que les scènes informatives, les ombres plutôt que la lumière, et surtout une manière langoureuse de prendre son temps à longueur de plans-séquences qui baguenaudent dans l’image pour y privilégier des détails (une mèche de cheveu, la ramure d’un cerisier en fleurs) dont l’ordinaire devient extraordinaire. Toutes ces excellences sont de nouveau à l’œuvre dans Les Carnets de Siegfried, mais portées à un degré de maturité qui les rend autrement brillantes.
Anthropologue du temps présent
Le récit s’attache à la vie du poète et romancier anglais Siegfried Sassoon (1886-1967), héros de la Première Guerre mondiale multi médaillé mais qui revint de la boucherie le corps blessé et le cœur lourd. Tous ses écrits (poèmes, essais, romans) seront empreints de cette expérience de la sauvagerie, augmentée d’une peine particulière : homosexuel déclaré, Sassoon est cependant contraint de louvoyer dans une haute société à laquelle il appartient, où son “vice” est considéré au mieux comme une excentricité passagère.
Dès la séquence d’ouverture, Terence Davies tient les fils de ce double bind et les noue. Une soirée à l’opéra. Mais la mondanité tourne court. Le rideau ne se lève pas sur le spectacle mais sur des images d’archives de la guerre : cadavres de soldats, survivants mutilés. Le rythme du film est ponctué et soutenu par ces images éprouvantes comme si la mémoire intime de Sassoon se déployait en un mémorial de nos temps modernes, qui vire au requiem. Terence Davies n’est pas un antiquaire (de droite) du temps passé mais un anthropologue (de gauche) du temps présent. À cet égard, intensément proustien jusqu’à son style où les plans étirés sont comme les phrases gigognes de la Recherche.
Rapport de classes
De même pour l’homosexualité qui est plus qu’un motif anecdotique. Beau garçon (servi par la grâce de l’acteur Jack Lowden), Sassoon multiplie ses amours avec des hommes impossibles, dont un bellâtre de cabaret et un jeune gandin parfois hilarant dans sa folitude. Là aussi Terence Davis politise son propos, rappelant que l’homosexualité est aussi un rapport de classes, donc de forces, où règne, à la façon d’un Fassbinder, “le droit du plus fort”.
Haine de soi ou désir de normalité, Sassoon finira par se marier, qui sait par amour ?, avec une certaine Hester Gatty (excellente Kate Phillips) avec qui il aura un fils. Ultime détail qui déjoue le danger d’une quelconque hagiographie, il est dit qu’avant son divorce, cette épouse fut aussi le souffre-douleur d’un Sassoon qui sur le tard sa vie se claquemura dans sa conversion au catholicisme et mourut solitaire et aigri. Les Carnets de Siegfried est une enquête méticuleuse sur la singulière multiplicité de nos vies.
Les Carnets de Siegfried de Terence Davies avec Jack Lowden, Kate Phillips
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