Après s’être vu retirer son titre de champion d’Allemagne poids mi-lourds sous le prétexte que son jeu de jambes était « non allemand », le boxeur Johann Trollmann remonta sur le ring grimé en caricature d’athlète aryen, immobile, laissant son adversaire le mettre K.O. Cet affront signa la fin de sa carrière sportive. Ses origines manouches, elles, lui coûtèrent la vie.
On raconte que ce jour-là, les chopes de bière et les cendriers volèrent, qu’une nuée de parapluies et de chaises s’abattit sur le ring. Ce n’est que sous les huées et les quolibets du public massé dans le jardin d’été de la Bockbrauerei que le président de l’Association des boxeurs allemands consentit finalement à accorder le titre de champion d’Allemagne poids mi-lourds à Johann Trollmann. Le boxeur d’Hanovre, âgé de 26 ans, venait de battre son adversaire Adolf Witt grâce à la rapidité de son jeu de jambes.
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Ceux qui ont assisté aux combats de Trollmann au début des années 1930 disent de lui qu’il ne se battait pas, mais qu’il dansait sur le ring. Les admirateurs du garçon au regard magnétique, au front chargé de désinvoltes boucles brunes, étaient nombreux. Mais ce 9 juin 1933, ni les prouesses, ni le charisme du jeune boxeur n’étaient du goût de l’Association des boxeurs allemands, déjà infestée par les nazis. Huit jours plus tard, elle lui retira son titre de champion d’Allemagne, au motif que son style de combat était « non allemand ». La presse sportive de l’époque, tout aussi corrompue, s’épancha avec hargne sur son jeu de jambes « non aryen » et son « tournoiement tzigane ». Car Johann Trollmann appartenait à la communauté sinté allemande. Et ne s’en cachait pas, lui qui se faisait appeler « Rukeli » par ses supporteurs, un terme romani qui signifie « arbre », le surnom que lui avait donné sa famille en référence à sa belle stature d’athlète.
KO au cinquième round
Quelques semaines plus tard, le 9 juillet 1933, alors qu’il devait affronter le champion allemand Gustav Eder, Johann Trollmann monta sur le ring dans un accoutrement qui stupéfia son adversaire et les nombreux soutiens d’Hitler présents dans la salle. Les cheveux teints en blond, le visage poudré de farine, « Rukeli » se moqua ouvertement des théories racistes des nazis en singeant l’archétype de l’athlète aryen tant vanté par la propagande hitlérienne. Il resta immobile durant tout le combat, renonçant à son allonge et à son jeu de jambes légendaire, puisque l’Association des boxeurs allemands l’avait sommé de changer son style de combat. Gustav Eder le mit KO au cinquième round.
Étendu sur le ring, le visage en sang, Trollmann venait d’accomplir un acte de résistance unique dans l’histoire du sport allemand et de renoncer symboliquement à une carrière sportive, à ces JO qui auraient lieu dans trois ans à Berlin et auxquels cette Allemagne ne le laisserait de toute façon jamais participer. Les mois qui suivirent, Trollmann disputa encore quelques combats, aux cris de « Mets-toi à terre, tzigane, ou bien nous te jetons en prison ! », lancés par les nazis présents parmi la foule, avant de perdre sa licence en 1934.
Envoyé au camp de concentration de Neuengamme
Se sachant en danger, Trollmann tenta de se faire oublier en désertant les salles de boxe professionnelles et en se faisant employer comme serveur. Il divorça de sa femme en 1938, dans l’unique but de la protéger, elle et leur fille, car à cette époque, les mariages entre « aryens » et juifs ou tziganes étaient considérés par le pouvoir nazi comme une « souillure raciale ».
Mais lorsque la Seconde Guerre mondiale éclata, l’ancien boxeur fut appelé sous les drapeaux de la Wehrmacht et envoyé sur le Front de l’Est, avant d’être destitué une fois encore en raison de ses origines sinté, jeté en prison puis envoyé en 1942 au camp de concentration de Neuengamme, près de Hambourg. Trollmann fut assassiné deux ans plus tard dans le camp de Wittenberge. Et avec lui, plus d’un demi-million de sintés et de roms de toute l’Europe.
Les circonstances exactes de la mort de Trollmann restent inexpliquées mais il est probable qu’il ait été forcé à remonter sur le ring durant sa détention, comme l’explique l’homme de théâtre allemand Felix Mitterer dans la préface de sa pièce de théâtre Der Boxer, écrite en hommage au courage et au destin tragique de Rukeli, les combats de boxe faisaient partie des distractions des nazis dans les camps de la mort :
« La plupart ont visiblement eu lieu à Auschwitz et avaient pour vocation à divertir les commandants et les SS. Des paris toujours plus hauts étaient faits sur les combats. Le perdant était la plupart du temps immédiatement fusillé, mis à part s’il s’agissait d’une célébrité sur laquelle on pouvait s’attendre à gagner de l’argent. Les boxeurs, qui étaient juifs pour la plupart, venaient de toute l’Europe. »
Réhabilité 70 ans plus tard
Il aura fallu attendre 2003 pour que l’Union des boxeurs allemands professionnels lui rende son titre de champion d’Allemagne poids mi-lourds de l’année 1933. De la même façon que les communautés sinté et roms allemandes ont dû patienter des décennies pour qu’un mémorial soit érigé à la mémoire des tziganes assassinés par les nazis, inauguré à Berlin en 2012 : ce n’est qu’il y a cinq ans qu’une discrète plaque commémorative a été apposée dans la Bergmannstrasse, tout près du lieu où Trollmann a décroché le titre de champion d’Allemagne.
En 2010, le duo d’artistes allemands Bewegung Nurr lui avait déjà dédié un mémorial temporaire, figurant un ring au sol incliné, qui symbolisait la carrière sportive et l’ascension sociale qui lui ont été refusées. Cette œuvre puissante avait pour titre « 9841 », le numéro tatoué sur le bras du boxeur lorsqu’il fut déporté.
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