Alors que des montagnes du cinéma français sont en train d’être renversées, comment imaginer une suite vertueuse aux révélations récentes de Judith Godrèche et d’autres femmes ?
Depuis quelques mois, une profonde prise de conscience traverse les milieux cinéphiles, des critiques aux cinéastes, en passant par les producteur·ices. Car l’avis de tempête qui traverse le cinéma français touche particulièrement son pan le plus prestigieux et désirable artistiquement.
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Si le cas Gérard Depardieu dépasse les chapelles, ce sont trois figures tutélaires du cinéma d’auteur qui ont été récemment accusées de viol et/ou d’agression sexuelle, à des degrés divers : Philippe Garrel, Jacques Doillon et Benoît Jacquot. Les réalisateurs de La Cicatrice intérieure, La Femme qui pleure et La Fille seule ont comme point commun d’être nés dans l’immédiate après-guerre et de tourner depuis les années 1960-1970. Ils ont chacun réalisé de nombreux films et incarné de manière à la fois différente et proche une vision de l’art dite radicale.
Toute-puissance
Ce que décrivent Judith Godrèche et d’autres femmes, parmi lesquelles Anna Mouglalis, fait froid dans le dos et remet en cause la figure de l’auteur dans son acception la plus rance : l’idée qu’un cinéaste, la plupart du temps masculin, aurait tous les droits sur les femmes (voire les enfants) qu’il souhaite filmer, au nom de l’inspiration, du désir tout-puissant et de l’expérience des limites.
Tout cela ne devrait rien avoir de commun avec la volonté de mettre en avant des regards personnels, qui structure le cinéma d’auteur depuis la Nouvelle Vague et a donné naissance à de multiples chefs-d’œuvre, y compris le film considéré comme le plus important de l’histoire du cinéma depuis le sondage du British Film Institute en 2022 : Jeanne Dielman… de Chantal Akerman. Pourtant, la confusion, voire le marasme intellectuel dans lequel certain·es se sont perdus, pourrait donner à d’autres la tentation de jeter le bébé avec l’eau du bain.
Une étape majeure
Le MeToo du cinéma français, dont 2023 et 2024 seront peut-être les années les plus importantes, surgit à un moment clef, alors que les attaques contre le cinéma d’auteur, son financement et ses ambitions artistiques plus ou moins appréciées se sont multipliées. Le danger d’une disparition post-Covid-19 a paru plausible, tandis que l’exception française était remise en cause à bas bruit par la sphère politique, à travers notamment un rapport de la Cour des comptes sur le CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée).
Les déclarations récentes de la ministre de la Culture Rachida Dati sur la culture populaire comme priorité ne présagent pas une évolution positive. Pendant ce temps, la réponse des artistes a été particulièrement forte et même cinglante, avec les succès fous de grands films personnels, Anatomie d’une chute de Justine Triet et Le Règne animal de Thomas Cailley pour ne citer qu’eux, favoris des prochains César qui auront lieu le 23 février.
Changer le système
Le cinéma d’auteur est donc en bonne santé artistique. Mais réaliser de bons films ne suffit plus, car la prise en compte plus juste des mécanismes qu’il a lui-même laissé survenir ces soixante dernières années est devenue une priorité. Il y a quelques mois, sur le plateau de Je le jure, une réponse inédite à une accusation de viol par un technicien contre le réalisateur du film Samuel Theis a été mise en place, suite à des nombreuses discussions en interne, mêlant la production (Avenue B, dirigée par Caroline Bonmarchand) et l’équipe. Le cinéaste a pu terminer son film, mais à distance. Une plainte a été déposée par la victime présumée après le tournage. L’exemple d’une prise en compte rapide d’une situation inédite, dans le cadre fragile et artisanal du cinéma d’auteur. Une goutte d’eau dans un océan, sans doute, mais le signe également que le rôle de vigie peut et doit être assumé par le milieu dont sont issus les agresseurs aujourd’hui dénoncés.
Il en faudra beaucoup plus, à l’échelle d’un système qui reste aujourd’hui largement réfractaire au changement – dans les institutions, les festivals également. Mais l’occasion que donnent Judith Godrèche et les autres héroïnes à tout un pan du cinéma français est unique : incarner à nouveau une avant-garde dans le déploiement des regards sur le monde et la manière de concevoir la fabrication des images et des fictions. Alors, le cinéma d’auteur pourra rester longtemps indispensable.
Édito initialement paru dans la newsletter Cinéma du 14 février. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !
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