Avec sa barbe fournie, son air de vivre partout comme à Brooklyn, son aptitude pour le cool, Colby Keller incarne un type singulier de porn-star gay. Plus boy next door, plus intello aussi. Rencontre avec un gars sensible et politisé.
Il est très grand, Colby Keller. Il faut se hisser sur la pointe des pieds pour attraper la bise qu’il initie. Tout a commencé par un échange de tweets qui nous conduit dans un salon de thé quelques heures plus tard. Physiquement atypique dans le paysage pornographique gay, cette montagne de muscles s’illustre depuis plus de dix ans dans les vidéos hard et polies des écuries mainstream Falcon, Sean Cody ou plus récemment CockyBoys.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Le “Marina Abramovic du porno gay”
Tous les amateurs de porno gay sont familiers avec ses allures de Viking débordant de testostérone. Le colosse est reconnaissable entre mille sur les tubes peuplés de jeunes éphèbes imberbes originaires d’Europe de l’Est. De quoi susciter la curiosité de plusieurs dizaines de milliers de fans qui ont définitivement succombé après avoir découvert son sens de l’humour et ses coups de gueule sur son compte Twitter ou son blog. Les médias n’ont pas tardé à suivre et le site Vice le considère même comme le “Marina Abramovic du porno gay”. Rien que ça. Souriant et très timide, le performeur de 35 ans dégage quelque chose de bienveillant qui met en confiance. Seuls ses ongles rongés trahissent une forme d’anxiété, qui dénote avec l’apparente sérénité du personnage.
Il y a quelque chose qui relève du drame social dans le parcours de cet Américain moyen originaire du Texas. Colby Keller pourrait être le héros d’un film de Steven Soderbergh, comme Magic Mike. Car c’est la crise qui a poussé de nombreux Américains à trouver d’autres sources de revenus.
“J’ai commencé le porno quand j’avais 21 ans. Je venais de terminer mes études d’anthropologie. Les Etats-Unis étaient au milieu d’une grave récession. J’ai aussi rencontré un problème d’ordre social classique : je ne connaissais pas les bonnes personnes donc je n’ai pas trouvé de travail.”
Parcours classique
La suite est assez classique. Amateur de pornographie “comme beaucoup de gens”, il envoie sa candidature en ligne, sans trop y croire. Il reçoit pourtant une réponse positive mais hésite longuement. “Je suis très sexuel mais j’étais surtout désespéré et j’avais vraiment besoin d’argent. C’est ça qui a pesé dans la balance…” Colby insiste alors sur le fait que le porno est un travail. Une nécessité. Ce n’est pas anodin de vendre son corps. Il faut le faire pour les bonnes raisons. “Je ne te baise pas parce que j’en ai envie, je le fais parce qu’on me paie à la fin de la journée.”
S’il avait vécu à une autre époque, son portrait aurait eu sa place dans l’exposition Splendeurs et misères – Images de la prostitution du musée d’Orsay qui se tenait jusqu’en janvier. “Avec le porno, j’ai connu ces deux aspects, diamétralement opposés. J’ai fait la balance entre les sacrifices et les bénéfices, et les bons côtés l’emportent. Honnêtement, je pense que j’ai vécu une meilleure vie jusqu’à maintenant en travaillant dans le porno. Je suis un privilégié”, confie, l’air plus grave, ce féru d’art qui connaît sur le bout de ses gros doigts tous les musées parisiens. Keller sait de quoi il parle. Il a connu les métiers physiques dans sa jeunesse, “qui payaient super mal et sans couverture médicale”. Lorsqu’on lui parle de sa notoriété, il réfute catégoriquement l’appellation de “star”. Les temps sont durs pour tout le monde et le porno se cherche toujours un nouveau modèle économique. Les cachets sont moins élevés aujourd’hui qu’à ses débuts il y a dix ans.
Mannequin pour Vivienne Westwood
S’il se définit en tant qu’artiste, son gagne-pain reste le porno et il n’envisage pas de reconversion. Il a néanmoins été modèle, paré de vêtements féminins, d’une campagne de Vivienne Westwood shootée par Juergen Teller : “J’ai gagné très peu d’argent avec ce job. Si je l’ai fait, c’est pour l’expérience et engager le processus de ma carrière artistique. Colby Keller est un business et un médium qu’il faut explorer artistiquement.”
Autre échappatoire artistique : “Colby Does America”. Une initiative “anticapitaliste” démarrée il y a deux ans qui a poussé l’acteur à vendre tout ce qu’il possédait. L’objectif ? Tourner dans chaque Etat d’Amérique un clip home made d’un délire sexuel onirique, accessible gratuitement sur son site.
De quoi façonner encore plus l’image du personnage Colby Keller. Un travail de longue haleine opéré avec l’aide de son mari, Karl. Pourtant, à aucun moment il ne se sent au-dessus de la mêlée :
“Je suis un homme qui vient de la classe ouvrière, et qui fait un travail que peu de gens respectent mais que beaucoup consomment. Je ne suis pas mieux qu’un autre. Disons que j’ai des centres d’intérêt qui sont peut-être particuliers, qui, parfois fascinent les gens.”
Animal sexuel engagé
Engagé, l’animal sexuel étonne lorsqu’il développe ses analyses géopolitiques ou sociétales, pertinentes et avisées. Colby, qui a travaillé quelques années en politique auprès d’un lobbyiste de Washington DC, maîtrise bien les travers de l’ultracapitalisme où l’opportunisme règne en maître. C’est pourquoi il déteste autant Hillary Clinton que Donald Trump qui, selon lui, instrumentalisent les minorités à des fins électorales. Selon lui toujours, Bernie Sanders aurait été la meilleure option pour les élections. En mai, il twittait : “Je hais les politiques pragmatiques. C’est pourquoi je soutiens Sanders. Le pragmatisme conduit au plus bas dénominateur commun.”
Il n’a jamais regretté ses choix. Mais sa liberté a un prix. Condamné à vivre au jour le jour, il ne peut pas se projeter. Entre deux gorgées de thé, il relativise.
“Aujourd’hui, la précarité n’épargne personne. Je peux sombrer dans des états de déprime profonde quand je pense à mon avenir en tant que ‘porn performer’. C’est contre-productif car tu ne sais jamais sur quelle opportunité tu vas tomber. Le futur est sombre pour tout le monde.”
Bûcheron bohème
Le bûcheron bohème voit toujours le bon côté des choses. Il sait tirer profit de tout. Même du désir parfois mal placé qu’il suscite chez les hommes. “Il y a des gens qui veulent coucher avec moi juste pour pouvoir prendre un selfie à la fin et le poster sur Instagram. Mais d’un autre côté, être Colby Keller m’a permis de rencontrer des partenaires sexuels que je n’aurais jamais eus autrement”, se rassure cet adepte du polyamour. S’il se définit sexuellement aujourd’hui comme versatile, le porno a eu un impact sur sa vie intime. Actif quand il a commencé le X, il a accepté de tourner sa première scène en tant que passif car on lui proposait un salaire deux fois plus élevé. Un souvenir douloureux. “Depuis, j’y ai pris goût, j’aime les deux, c’est vraiment une histoire de partenaires. Mais j’ai du mal à faire confiance aux passifs depuis ma dernière relation. Je fais un blocage idiot.”
Une référence à son ex, un acteur dont il pense qu’il était jaloux de son succès et se serait comporté avec lui de façon abusive. Son talon d’Achille, c’est sa mère, qu’il évoque avec émotion. Veuve depuis quelques années et très croyante, elle ignore tout du métier de son fils qui se rêve en garde-forestier ou activiste écologiste. “Je reste vague, je lui dis que j’ai des projets un peu partout dans le monde. Ça serait un tel choc pour elle si elle savait…”
Au moment de le quitter, à la station Saint-Michel, il énumère ses derniers voyages, citant Tel-Aviv, Valence, Paris ou Budapest, et affiche un air satisfait. “Je ne sais pas combien de temps ça va durer. J’en profite tant que je peux. Tout a une fin…”
{"type":"Banniere-Basse"}