La documentariste américaine Laura Poitras était l’invitée d’honneur du dernier festival Un état du monde. Rencontre avec celle qui s’intéresse depuis trente ans aux arcanes du pouvoir dans son pays.
Invitée d’honneur du festival Un état du monde, qui s’est déroulé à la fin du mois de janvier au Forum des images, Laura Poitras est sur le front du cinéma documentaire et politique depuis bientôt trente ans. Jalonnée par un Oscar du meilleur film documentaire en 2015 pour Citizenfour, son film sur Edward Snowden, et un Lion d’or glané à la Mostra en 2022 pour Toute la beauté et le sang versé, qui suit le combat de la photographe Nan Goldin contre l’entreprise pharmaceutique responsable de la crise des opiacés aux États-Unis, sa filmographie est habitée par une double croyance : celle du cinéma journalistique comme indispensable contre-pouvoir aux récits gouvernementaux et celle de la capacité des individus à faire vaciller les pouvoirs en place.
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Votre carrière se déploie à la fois dans le journalisme et le cinéma. Mais lequel de ses deux désirs est venu en premier ?
Laura Poitras – Ni l’un ni l’autre. Plus jeune, j’ai d’abord travaillé dans la cuisine. J’ai été cheffe pendant dix ans. Puis, le cinéma est arrivé avec la découverte des avants-gardes lyrique et abstraite, avec les films expérimentaux de Maya Deren, Ernie Gehr ou même Andy Warhol. À coté du cinéma, j’étudiais aussi la sociologie. Avec le documentaire, ces deux cursus se sont rejoints.
S’il y a un événement qui a forgé votre filmographie, ce sont les attentats du 11 septembre 2001. En quoi est-ce que cela a été un point de bascule pour vous ?
Le 11-Septembre a changé ma vie, à la fois en tant qu’individu et qu’artiste. Mais c’est avant tout un tournant dans l’histoire des États-Unis. Après cet événement, une foule de principes démocratiques basiques a été bafouée au nom de la défense de notre pays. Cela va du kidnapping et la torture de personnes suspectées de terrorisme à travers le monde jusqu’à l’invasion injustifiée de l’Irak. Je suis devenue obsédée par ce que faisait le gouvernement à la suite des attentats, et j’ai fait de cette obsession des films et des expositions. J’avais le sentiment qu’une partie de l’histoire n’était pas racontée. Le récit gouvernemental n’avait pas assez d’adversaires ni de contradicteurs. La grande majorité de la presse ne jouait plus son rôle de contre-pouvoir indispensable. Rétrospectivement, je pense que le 11-Septembre a été le premier événement qui a permis aux conservateurs les plus extrêmes de mettre en pratique des idées radicales qui semblaient jusque-là impossible à implanter. La situation que nous vivons aujourd’hui dans beaucoup de pays occidentaux, avec la prise de pouvoir de l’extrême droite, résulte en partie de ces événements.
“Les médias mainstream ont été paralysés par leur proximité avec le pouvoir pendant près de dix ans”
Est-ce à ce moment-là qu’émerge pour vous la figure du lanceur ou de la lanceuse d’alerte, qui occupe une grande place dans votre travail ?
Tout à fait. Mais il a fallu presque une décennie pour qu’apparaissent Chelsea Manning et WikiLeaks. Les médias mainstream ont été paralysés par leur proximité avec le pouvoir pendant près de dix ans. Nous avions par exemple fini par accepter l’idée que la perte d’une vie irakienne avait moins d’importance que celle d’une vie américaine. La preuve est que chaque victime américaine de la guerre avait un nom et un visage, alors que les irakiennes étaient juste un nombre. On retrouve cette dichotomie avec ce qui se passe aujourd’hui dans le conflit israélo-palestinien. On retrouve également deux autres caractéristiques : l’idée qu’il est acceptable de bafouer les lois les plus élémentaires du droit international au nom de la sécurité nationale, et une erreur stratégique, dans le sens où la situation actuelle est plus dangereuse pour tout le monde et risque de l’être encore pendant longtemps. Les actions du gouvernement américain ont transformé l’empathie déclenchée par l’attaque du 11-Septembre en haine à cause de l’invasion de l’Irak et des conditions de détention de la prison de Guantánamo.
Comment émerge cette figure dans ce contexte ?
Quand Chelsea Manning a fait fuiter les informations sur la guerre en Irak, cela a fait le tour du monde. Ce qui est intéressant, c’est que Julian Assange et WikiLeaks ont sorti ces informations en associant des médias à travers le monde. En plus de l’idée d’une coopération journalistique mondiale, cela a rendu impossible le contrôle de l’information par le gouvernement américain.
L’arrestation et la condamnation de Reality Winner au nom de l’Espionage Act mettent-elles pour vous en péril cette émergence ?
Sous la présidence d’Obama, le gouvernement a vraiment déclaré la guerre au journalisme et à leurs sources. La surveillance sur les journalistes est constante, et l’instrumentalisation de la sécurité nationale au nom des intérêts du gouvernement s’est banalisée. Je me suis beaucoup exprimé publiquement sur la façon dont le protection de Reality Winner a échoué. Sa condamnation est certes un mauvais signe, mais je ne pense pas que cela empêchera les sources de parler à l’avenir. Il faut simplement que nous soyons plus malins que les gouvernements. Nous l’avons été par le passé, et nous le serons encore. Ce qui est sûr, c’est que le gouvernement américain est prêt à tout pour faire taire les dissidents.
“Je sais que des gens du FBI sont allés à des projections de mes films, ont épluché mes relevés bancaires et l’historique de mon ordinateur”
Êtes-vous inquiète pour votre propre sécurité ?
Je suis inquiète de ne plus pouvoir faire mon travail et d’être poursuivie en justice. Depuis que j’ai été placée sur la liste de surveillance terroriste du gouvernement, je sais qu’il est plus compliqué pour moi de protéger mes sources. Le FBI enquête sur moi, j’ai réussi à obtenir une partie du contenu de cette enquête en attaquant le gouvernement. Je sais par exemple que des gens du FBI sont allés à des projections de mes films, ont épluché mes relevés bancaires et l’historique de mon ordinateur. Je suis plus prudente et méfiante aujourd’hui.
Vos films dépeignent une situation politique catastrophique, en même temps que la volonté de justice d’individus se battant contre des puissants. Qu’est-ce qui vous fait garder espoir ?
En ce moment, c’est compliqué avec le conflit israélo-palestinien et la montée des fascismes à travers le monde. Mais des personnalités comme Julian Assange ou Nan Goldin m’inspirent. Je suis toujours fascinée par la façon dont un petit groupe d’individus peut faire vaciller le pouvoir le plus puissant. Sauf que dans le fond, je suis totalement désespérée. Mais ce n’est pas pour autant que je vais cesser de faire ce en quoi je crois.
Quelles sont vos attentes par rapport à la prochaine élection américaine ?
Biden, Trump et Obama ont été tous les trois, et à leur façon, des catastrophes. Évidemment, Trump est pire que tout, surtout à un niveau national. Mais en matière de politique étrangère, il y a une continuité depuis George W. Bush.
Pouvez-nous nous parler de votre prochain film ?
Non, je peux juste vous dire qu’il s’agit d’une personne qui est une héroïne pour moi. Cela fait des années que je désire faire ce film, et elle a enfin accepté. J’ai hâte de le faire !
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