Ancien sans-abri, reclus mental, musicien de l’art brut sorti de l’enfer, Willis Earl Beal publie un passionnant album de soul et de blues primitifs. Critique et écoute.
Willis Earl Beal est ce que l’on appelle un outsider musician. Comprendre : un musicien des marges, un songwriter de l’art brut, un type sorti d’une invisible forêt de semi-cinglés, personnages aux histoires et vies cinoques. Roky Erickson ou Daniel Johnston sont, sans doute, les plus célèbres représentants de cette ligne pas droite.
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On peut aussi citer Florence Foster Jenkins, pseudo-cantatrice persuadée d’être la plus grande quand sa technique et sa tessiture évoquaient la chignole ou la tronçonneuse. Ou les Shaggs, girls-band sixties voulant rivaliser avec les Supremes mais dont les chansons étaient, sans le vouloir, plus dissonantes que celles de Nirvana. Ou Wesley Willis, sans-abri, schizophrène et monstre physique dont la chanson la plus “célèbre” (et la mieux bramée) s’intitulait My Mother Smokes Crack Rocks. Ou le très white trash et quasi-inventeur du punk Hasil Adkins. Willis Earl Beal n’est sans doute pas le plus fou de cette famille. Son parcours, en revanche, passionne d’emblée. “Oui, je me considère comme un outsider musician, parce que je n’ai pas le talent nécessaire pour être un insider musician. Je n’ai jamais rien appris. De toute ma vie. J’étais juste très fainéant, je ne voulais rien faire. Résultat : j’ai eu une vie difficile, j’ai déçu beaucoup de gens, beaucoup de femmes, perdu beaucoup de jobs. La seule raison qui explique ma présence ici est que j’ai eu assez d’imagination pour m’en croire capable.” Une vie difficile ? Un enfer, plutôt.
De Chicago, sa ville natale, il part à Albuquerque. Pour voir. Voir quoi, voir qui ? Rien. Le garçon se perd. Il est seul, il est pauvre, passe d’un sale job à un autre, perd lentement mais sûrement les pédales, s’isole de plus en plus, se retrouve à la rue. Mais déniche une bouée de sauvetage aussi improvisée que ses dessins : la musique. Sauvage. “J’ai d’abord chanté dans la rue, pour quelques dollars. J’ai acheté un peu de matériel, une karaoke box avec un micro pour commencer, puis une guitare, une petite harpe. J’ai voulu enregistrer. C’était une question de survie. Je devenais parfois vraiment dingue, maniaque, je parlais aux étoiles. Ou j’étais totalement déprimé, j’appelais ma grand-mère en larmes : des hauts vraiment hauts et des bas vraiment bas. Je dansais dans le feu.”
Outre quelques demoiselles (“J’imaginais qu’une femme pourrait écarter ses jambes pour moi si j’étais capable de lui écrire un bon poème”), Beal cherche à briser les barreaux de sa prison mentale. Il dépose, un peu partout, des CD-R de sa (dé)composition, des flyers où, à côté de son numéro de téléphone, il explique qu’il cherche désespérément des amis. “C’était mon moyen de demander de l’aide. Le magazine Found a mis la main sur un flyer, l’a publié et m’a interviewé par téléphone. Des gens ont commencé à m’appeler de tous les Etats-Unis ! L’un d’eux était le rappeur Mos Def…”
Coup de bol pour Beal : sentant la folle histoire, voyant le garçon effectuer l’une de ses impressionnantes prestations live ou a cappella, le label XL le signe et sort Acousmatic Sorcery, collection de ses premières chansons. Des morceaux de blues, de soul, de rock bruts et primitifs, lo-fi jusqu’à la déraison, intimes jusqu’à la crudité, passionnants par leurs formes inconnues, par les fantômes tenaces qu’ils véhiculent. Un disque aussi fou que son auteur. “Tu sais ce que je crois ? Je crois que je vais avoir du succès. Que je vais faire de la musique qui trouvera un écho chez les gens. Que je vais me faire de l’argent, puis disparaître. C’est mon seul but dans la vie : me faire de l’argent, acheter une maison, peut-être une franchise de fringues d’occasion, vivre avec ma copine.” Peut-être cet ange cabossé ne fait-il, ainsi, que passer.
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