L’un des plus grands personnages du rock britannique des trois dernières décennies revient fort. Né dans la douleur, pop et grandiose à la fois, le nouvel album de Jason Pierce et de Spiritualized est un classique instantané. Critique et écoute.
L’homme est maigre, sec, émacié, les tripes d’enregistrer une chanson un jour, parle lentement, doucement. Taiseux de réputation, il carbure au thé et parle, beaucoup : Jason Pierce se porte à l’évidence comme un charme. Il n’est pourtant pas passé loin, en 2005, de la fin de toute chose. Passé si près qu’il en a poussé son ultime souffle : atteint par une grave pneumonie, Jason Pierce, ex-Spacemen 3 et tête pensante de Spiritualized, a été par deux fois prononcé médicalement mort avant de revenir à la vie. Aurait-il souhaité donner son corps à la science qu’elle n’en aurait pas voulu. Son sang aurait fait fondre les scalpels et cramé les greffes : des décennies de vie dissolue, trop de drogues, trop de mélanges, trop d’expérimentations…
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Son corps, ainsi que son âme, il les a donc donnés à la musique. “Faire de la musique est pour moi si difficile, si compliqué… Il faut que j’entende tout, que j’essaie tout, je veux tout capturer. Jouer de la musique mais aller plus loin, capturer la beauté et le chaos, le grandiose et l’intime, le tout dans l’espace d’une chanson. C’est pour ça que j’ai besoin de temps. Je n’ai pas Ecoutez les albums de la semaine sur avec de la décréter terminée le lendemain en me persuadant qu’elle est bonne : je veux tout essayer, je veux pouvoir me dire, cinq ans plus tard, qu’elle est toujours bonne, toujours profonde. A chaque fois que je m’engage dans ce combat, je regrette de l’avoir entamé : je suis un obsédé de détails, ça n’a plus rien de plaisant, c’est une maladie.”
Une maladie ? Littéralement. Suite du crépusculaire Songs in A&E (2008), enregistré à la sortie de l’hôpital, l’éclatant Sweet Heart Sweet Light a du sang sur les notes. Celui de Pierce lui-même, pour qui donner de sa personne n’est pas une expression. Cloîtré dans le labeur depuis une éternité déjà (deux ans ont été nécessaires pour l’enregistrement, un pour le seul mixage), l’Anglais s’est ainsi soudainement mis à saigner du nez. “Ça a duré onze jours, sans arrêt, à tel point que j’ai dû me faire hospitaliser. J’étais dans mon lit et je me disais que je ne ferais plus jamais de disques : je vivais très concrètement le résultat de mes obsessions.”
Sweet Heart Sweet Light n’est pas le fruit de ce simple saignement nasal. Il est né d’une double pulsion. Pop, d’abord, chez un type las de ses automatismes et désirs de complexité et de psychédélisme. “Je voulais dépasser quelque chose qui m’a toujours embarrassé : écrire des mélodies et des harmonies, deux choses que je planquais en permanence derrières des murs de son, des distorsions, des choses abstraites.” Un désir d’avenir, ensuite : rejouant en 2009 le mythique Ladies and Gentlemen We Are Floating in Space de 1997 sur scène, en intégralité et avec grand orchestre, Pierce s’est un instant vu privé d’avenir et castré de ses folles ambitions.
“C’est la pire tendance dans la musique : ces groupes qui tournent, dix ans après, avec leur album ‘mythique’. C’est du supermarché, c’est revenir en arrière. Jouer Ladies and Gentlemen… a pourtant, au final, été une expérience géniale. Mais plus que musicalement, ça a provoqué en moi une réaction forte. Je me suis un instant dit que c’était mon avenir, que mon avenir était de recréer mon passé, et je n’ai pas supporté l’idée. Je ne voulais pas quitter mon chemin pour aller sur celui du ‘classic rock’. Je veux être connu pour une musique nouvelle, même si tout le monde la rejette : je préfère cette gloire et ce risque.”
De gloire et de risque, Sweet Heart Sweet Light en regorge : son ouverture, la vertigineuse Hey Jane, neuf minutes pied au plancher et tête dans les étoiles, le morceau derrière lequel Oasis n’a jamais cessé de courir, la chanson qui nous bottera le cul pendant deux ans au moins ; l’ample et soul Little Girl, ses arrangements magiques, ses chœurs en cascades célestes et ses textes terribles ; l’acide et magnifique comptine Too Late ; l’âpre, obsédante et psychotrope Heading for the Top, le groove imparable et les boucles vicieuses de la grandiose I Am What I Am.
Album à l’ancienne, sans un morceau de trop, sans une chanson faible, au niveau presque inespéré de l’increvable Ladies and Gentlemen We Are Floating in Space, Sweet Heart Sweet Light est ainsi ce qui n’arrive que quelques fois par décennie : un classique, instantané.
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