Cette petite ville catalane située à quelques kilomètres de la frontière française, abrite un immense supermarché de la prostitution. Une zone affranchie de morale et une blanchisserie d’argent sale.
Filles à bas prix, “puticlubs” géants, sex-shops XXL et hypermarchés low cost… Marquer une pause à La Jonquera en Espagne, sur la route des vacances, c’est dépasser toutes les frontières… Première ville à l’est sur celle entre la France et l’Espagne, La Jonquera dispose de deux sorties d’autoroute pour un village d’à peine 3 000 habitants, situé à 40 kilomètres de Perpignan. A mi-chemin entre un tableau d’Edward Hopper et un mini-Las Vegas sur le retour, La Jonquera fait son cinéma, genre western-pornocheap.
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En ce début du mois de juillet, ça commence à tourner au premier rond-point à la sortie du péage. Mise en bouche aveuglante. Elle est blonde, incandescente, la peau déjà brûlée par le soleil. Cet été, dans son string rose fluo, perchée sur ses talons translucides de 30 centimètres, elle se fera reluquer par les 8 000 camionneurs de passage chaque jour. Elle bousculera la rétine (avertie ou pas) des 10 000 à 25 000 automobilistes quotidiens. Pas le temps de se projeter, elle est déjà invitée à monter dans un poids lourd. Direction le parking à trucks.
20 000 euros par jour en pleine saison
Maria expédie son servicio (passe en castillan) en vingt minutes express pour 30 euros. Le chauffeur vient pour faire une affaire. Il sait qu’il déboursera entre 30 et 50 % de moins que s’il était entré dans un bordel. Ça se passera en cabine, mais ça aurait très bien pu avoir lieu dans un arrière-bosquet cradingue de la N-II, au milieu des capotes usagées et des monticules de mouchoirs souillés.
Comme Maria, les prostituées du bitume sont lâchées dès le matin par de grosses berlines immatriculées dans les pays de l’Est. A La Jonquera, chaque rond-point “appartient” à un réseau de prostitution différent. Des ronds-points ultrabankables peuvent rapporter jusqu’à 20 000 euros par jour en pleine saison estivale, grâce au turn-over des prostituées. Chaque mètre carré se transforme en tête de gondole pour le placement de produits. Et ce, malgré une interdiction du racolage sur la voie publique.
“On a essayé de verbaliser les clients, partant du principe que c’est la prostituée qui est victime”
Sònia Martínez, la maire de la Jonquera, ne sait plus à quel saint se vouer pour éradiquer la prostitution sauvage de rue : “Imaginez. Ces pauvres filles à moitié nues en bord de route, c’est la première image que donne notre ville. En tant que femme, ça me fait mal… Leurs proxénètes contournent la loi. On a essayé de verbaliser les clients, partant du principe que c’est la prostituée qui est victime.”
“On pensait que s’il n’y avait plus de demande, l’offre s’arrêterait. Durant six mois, on a affiché le nom des mauvais payeurs de cette amende de 300 euros sur le tableau de la mairie. La législation sur les libertés individuelles ne nous a pas autorisés à poursuivre ce système de liste publique.” Depuis mars 2016, quatre caméras se dressent sur les ronds-points. Officiellement, pour surveiller les axes routiers et quantifier les flux. En pratique, ces caméras doivent servir à dissuader les clients. Après quatre mois de mise en service, rien n’a changé…
Entre 800 et 1000 clients les bons soirs
En Espagne, le plus vieux métier du monde profite d’une législation plus souple qu’en France. En clair, le racolage est interdit dans la rue, mais les maisons closes ne le sont pas. Résultat, les “puticlubs” pullulent dans cette Espagne qui compterait environ 300 000 prostituées, dont 50 000 en Catalogne. Un record européen rapporté au nombre d’habitants du pays.
Fin 2010, José Moreno, présenté comme chef d’entreprise lambda et fier de proposer “une alternative au chômage des filles non qualifiées”, flaire le bon coup et ouvre le Paradise. Marketé “plus grand bordel d’Europe”, ce macroprostibule qui jouxte une usine à pneus loue une centaine de chambres à environ 150 filles.
Entre 800 et 1 000 clients y défilent “les bons soirs”. Une usine à sexe de 2 700 mètres carrés avec 600 mètres carrés de terrasse, véranda rétractable, huit jacuzzis, un restaurant, un bar à cocktails qui propose même des “matinales” dans son espace Terrazza VIP ouvert dès 11 heures en été. Moreno l’affirme, la main sur le cœur, “ses pensionnaires travaillent chez lui en toute liberté”.
De Roumanie, de Bulgarie, du Nigeria, d’Erythrée et de Guinée
Au Paradise, on ne crache sur aucun concept sonnant et trébuchant, comme les packs “grillade à la plancha, jacuzzi, champagne” et compagnie. C’est cash, c’est du all inclusive et ça affole les hormones des Français qui constituent 90 % de la clientèle. Un autre “puticlub” de La Jonquera a également misé sur les séances de jour. Au Madam’s, les consos sont au prix d’un bar de village. Toujours plus de rentabilité et les clients interrogés kiffent cette conso rapide, facile et pas cher.
Pour Karim et Medhi, de Narbonne, habitués du Lady’s Dallas : “Ici, c’est facile de se taper une bombasse. C’est des affaires à ne pas laisser passer, le rapport qualité/prix est imbattable, comparé à la France. T’as du choix, c’est vite fait et en plus t’as des avantages. Les lits sont propres, ils changent les draps après chaque passe et ils te donnent un pack d’hygiène à l’entrée. C’est cool, et les filles sont saines…”
Ces dernières sont âgées en moyenne de 25 ans avec une récente flambée de jeunes de 18 ans, dont la prostitution est la première expérience de travail. Originaires en majorité de Roumanie ou de Bulgarie. Mais aussi du Nigeria, d’Erythrée et de Guinée.
Aux frontières, tout se vaut
Elles restent entre quatre et cinq ans à La Jonquera à raison de six à huit heures de tapin quotidien. En club, elles sont soumises à une cadence de quinze à vingt clients par jour, à 80 euros la passe, obligées de refourguer de la coke à tarif duty-free… Migrantes sans gilet de sauvetage, elles sont désormais jetées dans les eaux troubles du web. Sur le forum Bla-Bla (18-25) de jeuxvideo.com, transformé en “sex advisor”, leurs prestations sont notées et commentées.
“En dix minutes, j’ai eu droit à un lotus, un missionnaire, une levrette. La simulation de cri de jouissance qu’elle me propose est aussi crédible que la mort de Marion Cotillard dans Batman.” Et le jeune consommateur sous pseudo de préciser qu’il s’est fait “arnaquer de 5 euros pour la lumière de la chambre et de 15 euros de droit d’entrée”. Dernier bonus en vogue :”C’est top, pour 50 euros de plus, tu peux filmer ta partie de baise avec la fille.”
Comme disent les Catalans, “a la frontera tot s’hi val”, une expression populaire en référence au carnaval, fête au cours de laquelle tout est permis, où les frontières peuvent être franchies. Pour le sociologue perpignanais Dominique Sistach, spécialiste du sujet, “la prostitution brasse de l’argent certes, mais l’enjeu économique se situe ailleurs. Il s’agit de blanchir l’argent sale, celui du trafic d’armes, de papiers, de migrants, l’argent généré par extorsion. C’est ce qu’il y a de plus grave dans cette zone morale. C’est pas les petits Français qui viennent s’encanailler et ont une mauvaise idée de la femme. Ce qui est terrible c’est la mafia et ça, c’est beaucoup plus dangereux.”
Andorre veille
De l’argent blanchi et immédiatement placé dans le paradis fiscal voisin, la principauté d’Andorre. Tours de passe-passe à tous les étages. A La Jonquera, on consomme coûte que coûte. A bas prix, à outrance, jusqu’à l’orgie. A l’image des temples de la consommation ouverts 365 jours par an, qui asphyxient la ville.
On compte ici dix-sept supermarchés de plus de 1 000 mètres carrés, quinze stations essence, six débits de tabac, quarante-six bars et restaurants, quatre buffets libres pour 2 000 couverts quotidiens, huit hôtels, trois cents petits magasins pour une surface commerciale totale de 50 000 mètres carrés, soit quatre fois plus que la moyenne en Catalogne ! Avec 6 millions de visiteurs par an, dont 2 millions de chauffeurs routiers, le secteur du commerce et des services génère plus de 1,5 million de chiffre d’affaires par an.
C’est le 1er janvier 1993 que La Jonquera a basculé. Avec l’ouverture de la frontière, les activités douanières et transitaires sont rayées de la carte. Quatre-vingts agences de douanes remplacées par toute une économie de services, fulgurante et disproportionnée. En 2013, le plus grand outlet transfrontalier Gran Jonquera a enfoncé le clou de la démesure sur 12 000 mètres carrés. Copie de la tour Eiffel, caddies grand format, barres de chocolat Toblerone de 400 grammes, gels douche d’un litre, bouteilles de pastis et d’absinthe à flots…
Et sinon… La Jonquera, c’est le superbe massif des Albères, c’est un site naturel protégé d’intérêt national. C’est aussi le Mume, un mémorial moderne dédié à la Retirada de 1939, l’exil des républicains espagnols…
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