Aujourd’hui poète-collagiste, Julie Doucet a longtemps été une figure emblématique de la BD underground canadienne. Née en 1965 à Montréal, elle est une précurseure de la fiction autobiographique en BD. De son premier fanzine, Dirty plotte, à ses premiers grands succès Ciboire de criss ! et Changement d’adresse, elle raconte ses aventures quotidiennes dans un style plutôt cru aux accents du féminisme-punk. Auteure reconnue, elle décide pourtant en 1999 d’abandonner la BD pour devenir poète-collagiste, et explore à travers la pratique du cut-up une autre manière d’associer les mots et les images. Issue de la culture du Do it Yourself, Julie Doucet a également créé sa propre maison d’auto-édition : Le Pantalitaire. Entretien.
Comment êtes-vous venue à la BD ?
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Petite, je lisais beaucoup de BD achetées par ma mère. Elle adorait Tintin et tous ces trucs-là, elle achetait aussi Pilote, ce qui est quand même assez particulier pour une femme. Ensuite, à l’école des Beaux-arts j’ai rencontré des étudiants qui faisaient de la BD. Au début j’ai participé à leurs fanzines mais rassembler les travaux de tous les dessinateurs prenait un temps infini, j’étais tellement frustrée que j’ai décidé de créer les miens.
Vos premiers fanzines s’intitulaient « Dirty Plotte 1 », pourquoi ce nom ?
Je cherchais un nom à l’image des BD que je faisais à ce moment-là, à savoir féministes et pas très clean !
Vos planches étaient plutôt crues, vous parliez beaucoup des règles, des Tampax…
Oui, c’est vrai. (Rires) Il faut se remettre dans le contexte du Quebec des années 80. À cette époque-là, il n’y avait pas d’éditeur de BD et pour être publiée il fallait avoir des contacts en France où ce n’était pas facile non plus. Du coup, je fabriquais mes propres fanzines, je me disais que peu de personnes allaient me lire et je dessinais tout ce qui me passait par la tête. Je dessinais sans me soucier de trahir une place ou un genre, c’était aussi pour moi une façon d’être féministe. Je dois vous dire que mon inspiration principale dans la vie est Christiane Rochefort, une écrivaine française auteure de romans très engagés, emprunts d’un féminisme rageur et plein d’humour.
J’imagine que vous avez suivi la polémique autour du festival d’Angoulême à propos de l’absence d’auteure en lice pour le grand prix…
Oui, ça ne m’a pas beaucoup surprise, le festival d’Angoulême est une grosse foire du livre commercial, je ne m’attendais pas à des miracles de leur part. Je trouve excellent la création du collectif contre le sexisme dans la BD mais c’est quand même épouvantable de devoir en arriver là pour se faire respecter. Je crois que le Québec est moins sexiste que la France. Socialement, les relations homme-femme ressemblent beaucoup à celles de la Scandinavie, elles sont plus égalitaires. Pour exemple, mon éditeur, qui maintenant est un gros éditeur, publie autant d’hommes que de femmes.
En 1999, vous décidez d’arrêter la BD. Pour quelles raisons ?
Ce n’est pas une décision soudaine, cela m’a pris deux ans de réflexion. Je n’avais pas le sentiment d’avoir fait le tour de la BD mais je m’y sentais à l’étroit. À l’époque, la BD c’était une page avec des cases, et quand tu travaillais avec un éditeur tu n’avais pas beaucoup de marge de manœuvre, tu ne pouvais pas sortir de la page. Par ailleurs, quand tu fais de la BD tu travailles tout le temps, tu n’as plus du tout d’énergie pour faire quoique se soit d’autre de créatif or j’avais envie d’essayer autre chose, du collage, de la gravure… Depuis j’ai fais du film d’animation, du collage, beaucoup d’écriture avec des mots découpés, de la poésie, de la gravure…
Vous avez également créé votre propre maison d’auto-édition, le Pantalitaire, qui n’édite que vous…
Oui. (Rires) Je me suis mise à écrire de la poésie avec des mots découpés, autant dire que personne n’aurait publié ça à part des petits éditeurs, du coup j’ai choisi de le faire moi-même. Au départ, je voulais éditer de vrais livres imprimés offset mais je n’avais pas l’argent pour le faire. Alors, je fais uniquement de petits projets que j’imprime moi-même à la machine ou au risographe.
D’où vient ce nom, le Pantalitaire ?
C’est un mot inventé qui signifie promenade. En fait, j’ai inventé une langue. Pendant quatre mois, j’ai écrit un journal personnel et tous les jours j’inventais entre cinq et sept mots composés de syllabes de mots découpés. Je les intégrais au fur et à mesure dans mes textes donc à la fin on ne comprenait plus rien. (Rires) J’ai imprimé ce journal en livre d’artiste avec un dictionnaire. Le Pantalitaire est issu de ce travail.
À l’instar de vos BD, votre travail, notamment votre dernier livre Carpet Sweeper Tales2, est toujours marqué par une esthétique punk…
Ce n’est pas conscient, je ne recherche pas particulièrement cette esthétique mais je suis un produit des années 80, mon époque m’a formée et influencée. Pourtant, je ne me considérais pas punk à l’époque, c’est toujours curieux de voir la place qui nous est donnée 25 ans plus tard.
Pour réaliser vos collages-poésies et vos roman-photo vous utilisez la technique du cut-up [texte découpé] issue de la Beat generation, s’agit-il d’une filiation ?
En fait, je suis davantage influencée par le dadaïsme que par la Beat generation que je connais assez peu. J’aime l’esthétique Dada, son impertinence, sa rage, je m’y retrouve bien.
Pourquoi la culture du Do it Yourself est-elle si importante pour vous?
J’aime toucher le papier, le couper, le plier. J’aime l’odeur des encres de sérigraphie. Fabriquer des petits livres est une vraie addiction. Cela me permet d’être totalement indépendante, d’imprimer tout ce qui me passe par la tête.
De quoi vivez vous aujourd’hui ?
Je fais un peu d’illustration et je touche quelques droits d’auteur cependant moins tu fais de livres moins tu en vends. Aujourd’hui, je vis essentiellement de la vente de mes pages originales à des collectionneurs américains. Je dois être une des seules personnes à vivre de mon art dans le monde de la BD au Québec où le statut d’auteur n’est pas très enviable. D’ailleurs, la plupart des dessinateurs sont obligés de faire des petits boulots pour vivre. Certains bénéficient d’une bourse délivrée par le Conseil des arts, c’est une aide qui te permet de faire un break pendant un an et de te consacrer entièrement à ton projet de livre.
Envisagez-vous de revenir un jour à la BD ?
J’ai recommencé à dessiner mais je ne sais pas encore si ce sera une BD. J’essaie de me réinventer, j’ai emprunté des tas de livres d’anatomie à la bibliothèque pour réapprendre à dessiner et casser mes vieilles habitudes. C’est une façon de m’amener ailleurs.
Depuis quand avez-vous recommencer à dessiner ?
Lors des attentats de Charlie Hebdo j’ ai été tellement choquée et émue que dès le lendemain j’ai pris un crayon et je me suis remise à dessiner. Pendant des années je trouvais que faire de l’art n’avait plus de sens et plus spécialement travailler avec des images parce qu’il y en a tellement partout que je les trouvais vide de sens. Tu sais, tu te lèves le matin, tu t’installes à ta table à dessin et finalement tu te dis à quoi bon ? Lorsque cet attentat a eu lieu, ça ne m’a pas vraiment révoltée, ça m’a surtout rendue très très triste et en réaction ça m’a donné envie de faire des belles choses.
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