À l’occasion de la sortie de “Pauvres Créatures” de Yórgos Lánthimos dans lequel Willem Dafoe compose un Frankenstein fou, rencontre au Festival de Marrakech avec un des acteurs à la carrière parmi les plus riches, diversifiées et audacieuses du monde.
Sa mâchoire qui donne l’impression de pouvoir se refermer sur vous comme un piège à loup, son sourire diabolique surmonté de deux yeux d’un bleu gelé, sa voix légèrement nasillarde et son physique asséché par une pratique quotidienne du yoga. Willem Dafoe, c’est d’abord un corps et un visage, ou plutôt une série de traits taillée à la serpe façon statue de Giacometti. Un ensemble de cordes sensibles, tendues, raides et noueuses qui relierait entre elles cinquante années de cinéma, le tout avec une discipline de moine croyant dans un cinéma d’auteur exigeant, mais paradoxalement peu convié à la table de ses plus illustres récompenses. Malgré une pléthore de récompenses mineures, il n’a remporté aucun prix majeur, si ce n’est la coupe Volpi à Venise en 2018 pour At Eternity’s Gate de Julian Schnabel et malgré de multiples nominations aux Oscars et aux Golden Globes.
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C’est que Willem Dafoe est plus un explorateur entêté qu’un chercheur d’or. En six décennies, il a construit une filmographie quasi sans égale. Après des débuts en tant que figurant chez Michael Cimino et Tony Scott, il tourne dans les années 1980 avec Kathryn Bigelow, Martin Scorsese, Oliver Stone et William Friedkin. Les années 1990 lui réussissent aussi puisqu’il fréquente ce qui se fait de mieux dans la nouvelle garde qui s’affirme : David Lynch, John Waters, Wim Wenders, David Cronenberg, Abel Ferrara et Paul Schrader.
Le passage au siècle suivant le révèle en méchant de blockbusters chez Sam Raimi et il étend la cartographie à de nouveaux continents de cinéma en travaillant avec Lars Von Trier, Wes Anderson, Spike Lee, Theo Angelopoulos, Zhang Yimou et Werner Herzog. Et ce n’est pas près de s’arrêter puisque depuis le début de la décennie actuelle, il est déjà apparu chez Guillermo del Toro, Zack Snyder, Yórgos Lánthimos et prochainement chez Tim Burton.
Rencontre avec un phare posté à l’avant-garde du cinéma d’auteur mondial depuis plus de cinquante ans.
Le 17 janvier 2024 sort Pauvres Créatures de Yórgos Lánthimos dans lequel vous jouez. Mais je voudrais d’abord revenir sur votre participation à Inside de Vasilis Katsoupis, un premier film en forme de huis clos urbain, sorti en France en novembre 2023. Vous y incarnez un voleur qui se retrouve piégé dans un appartement de luxe. Ce qui m’impressionne, c’est votre capacité à continuer de vous impliquer dans les projets de cinéastes peu expérimentés mais ayant des partis pris esthétiques forts. Je pense aussi à Robert Eggers ou Sean Baker.
Willem Dafoe – Cela repose sur deux choses. Tout d’abord, j’ai toujours une faim très forte de cinéma. Je suis très curieux du regard de cinéastes plus jeunes que ceux avec qui je travaille et continue de travailler depuis des années. L’autre chose, c’est que j’ai une mauvaise mémoire. J’ai toujours l’impression que je viens de commencer ma carrière. Dans le cas de Inside, il s’agit d’un projet risqué dans la mesure où le réalisateur n’avait pratiquement rien fait avant. Mais l’idée de départ me plaisait et je pouvais complètement me projeter dans ce personnage pris au piège et qui sombre dans la démence. J’ai reçu le scénario, j’ai eu mon mot à dire pour y modifier quelques petites choses et c’était parti. J’aimais aussi l’idée de tourner chronologiquement, puisque l’appartement se détériore au fur et à mesure du récit. Le tournage avait une dimension performative passionnante.
Le sentiment d’emprisonnement et la folie qui va avec sont une récurrence dans vo tre filmographie.
Je pense que nous sommes tous un peu pris au piège, ne serait-ce que par nos identités. C’est devenu une obsession pour moi, qui relie plein de problèmes politiques mais aussi dépressifs à travers le monde. Je suis attiré par les personnages qui se débattent avec des crises existentielles, c’est certain.
Vous allez parfois si loin en termes d’implication dans certains rôles. Avez-vous parfois des difficultés à retourner dans votre propre identité ?
Une fois que la scène est coupée, c’est fini. Je suis comme un clown qui s’éjecte de sa boîte quand on l’ouvre. Tant que la boîte est fermée, il reste bien à l’intérieur. En dehors des situations prévues dans le film, mes personnages n’existent pas.
Même quand vous jouez Pasolini chez Ferrara?
Ah non, vous avez raison. Ce rôle m’a changé à jamais. J’ai fait tellement de recherches sur Pasolini… Disons que dans ce cas, le clown est tellement resté en dehors de sa boîte qu’il a fini par s’installer un peu en moi. À un certain point, j’avais l’impression de penser comme lui en dehors du tournage. Il a changé ma façon de penser. C’était un tel génie qu’une fois que j’avais goûté à sa façon de voir le monde, je ne pouvais pas retourner en arrière.
Ce qui impressionne aussi quand on regarde votre filmographie, c’est que même à vos débuts, lorsque vous n’aviez que de petits rôles, vous avez tourné dans de grands films, comme Les Portes du paradis de Michael Cimino et Les Prédateurs de Tony Scott.
Oui, mais vous savez, entre ces deux films-là, j’ai aussi fait The Loveless de Kathryn Bigelow, qui est un film très important pour moi. C’était la première fois que j’avais le sentiment de faire un film. Avec Tony et Michael, c’était trop fragmenté. The Loveless a été une aventure incroyable. Pour la première fois, j’avais du plaisir à jouer avec la caméra. Le projet avait aussi une dimension expérimentale. Avant ça, j’étais un comédien de théâtre, c’était ça mon identité. J’en suis toujours un d’ailleurs. Disons que je me vois comme un acteur de théâtre qui fait du cinéma.
“Je ne joue pas, je performe”
Qu’entendez-vous par là ?
Que je ne joue pas, je performe. The Loveless a été un déclencheur, un tournant dans ma vie. C’était comme un petit laboratoire mobile pour moi. Ma rencontre avec Abel Ferrara puis avec Paul Schrader a été un autre tournant, dans l’altérité avec un cinéaste et la fluidité d’une collaboration sur plusieurs générations. Regarder ma filmographie est une façon de me souvenir de ma vie. Cela peut sembler pathétique à dire, mais ça ne l’est pas. Mes films retranscrivent différentes époques et moments de ma vie. Ce n’est pas les films qui façonnent ma vie, mais elle qui façonne ce que je fais dans les projets auxquels je participe.
L’intrication entre cinéma et existence est si poussée chez vous, qu’on a envie de vous demander : comptez-vous un jour arrêter de faire des films ?
Non, je veux mourir sur scène. Je veux mourir en travaillant, c’est certain, et le plus tard possible. Il n’y a pas de ligne d’arrivée, je veux continuer parce que c’est ce que j’aime le plus au monde. L’aventure de la performance me motive toujours autant.
Est-ce pour cette raison que vous vous astreignez à une pratique très constante du yoga, comme votre personnage dans Tommaso ?
Oui, c’est important pour moi. À chaque fois que je déroule mon tapis, et je le fais tous les jours, je me dis “merde”, mais à chaque fois que je l’enroule pour le ranger, je me sens mieux. Dans le passé, je faisais plus d’une heure par jour. Aujourd’hui, mon corps ne me permet plus de tout faire. Je suis retourné à une pratique plus basique.
Avec quel·le réalisateur·ice avez-vous envie de travailler aujourd’hui ?
À chaque fois que je vois un bon film, je me dis “mais pourquoi diable n’y suis-je pas?!”. Mais je n’ai pas envie de citer de nom. J’admire les acteurs et actrices, comme Isabelle Huppert, qui parviennent à signifier aux cinéastes leur envie de travailler avec eux. Mais je crois que je suis trop timide pour ça. En parlant d’Isabelle Huppert, et pour revenir à votre question sur mon envie de continuer à travailler, je me sens assez proche d’elle sur cette question et sur bien d’autres d’ailleurs. J’ai le sentiment que nous sommes deux junkies. Je me retrouve dans la façon dont elle parle de son métier.
Au cours de vos cinquante ans de carrière, quels sont pour vous les changements les plus radicaux qui se sont produits dans le cinéma ?
La façon dont on regarde les films. L’interconnexion sociale produite par la salle de cinéma a été remplacée par les écrans individuels. Évidemment avant il y avait la télévision, mais la frontière entre les deux écrans, domestiques et cinématographiques, était plus claire. Il y a toujours une tradition cinéphile, mais justement, c’est de plus en plus une tradition, et de moins en moins une pratique inscrite dans le contemporain. La qualité d’attention n’est pas la même au cinéma que lorsqu’on est dans son salon.
Propos recueillis par Bruno Deruisseau
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