La musicienne de 34 ans, qui vit à Brooklyn et a déjà publié trois albums de musique buissonnière, dont “I Killed Your Dog” en octobre dernier, montera sur la scène de la Bourse de Commerce – Pinault Collection à Paris. Avant ce concert très attendu, on l’a rencontrée chez elle, à New York.
La note inaugurale, un doux drone bourdonnant de longues minutes, emplit l’espace, tandis que la foule se densifie devant la scène encore vide du Pioneer Works, la salle de concert de Brooklyn choisie par L’Rain pour débuter sa tournée en ce 20 octobre 2023. Taja Cheek, de son vrai nom, finit par sortir de l’ombre, suivie de ses quatre musiciens, pour entonner la chanson-titre de son troisième (et sublime) album, I Killed Your Dog. Surprise : accompagnée d’une batterie, basse, guitare, clavier et saxo, la musicienne livre un set infiniment plus rock, brut, voire noisy que sur ses albums – et ce n’est pas pour nous déplaire. “Aucun ordinateur sur scène, jamais”, nous assure-t-elle, attablée dans un café de Crown Heights, à Brooklyn, à côté de chez elle, où elle nous a donné rendez-vous quelques jours après ce premier concert de tournée.
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Si l’on ne se lasse pas de ses productions ciselées, fluides cascades de sonorités éclectiques élaborées en studio avec ses deux comparses de toujours, Ben Chapoteau-Katz (qui est aussi à ses côtés sur scène) et Andrew Lappin (resté, lui, auprès de ses machines à Los Angeles), ses concerts ont quelque chose d’encore plus mystérieux, magique – indomptable.
Sa présence, apaisante et envoûtante, lui donne des allures de prêtresse
Les morceaux commencent souvent dans une sorte de chaos plus ou moins improvisé, comme une glaise qui trouve sa forme au fur et à mesure et se métamorphose constamment en déjouant les genres établis. Sa voix, fantomatique, y est en retrait ; sa présence, apaisante et envoûtante, lui donne des allures de prêtresse ; et c’est autour d’une solide et très jazzy section rythmique que se bâtissent ses cathédrales de pop expérimentale. “Make a way out of no way”, chante L’Rain sur l’un de ses plus beaux morceaux, Find It, et ce mantra typiquement afro-américain symbolise à la perfection sa musique : se frayer un chemin hors de tout chemin.
Dans les collines de Malibu
Si les albums de L’Rain ne ressemblent à rien d’autre qu’à eux-mêmes (tout en étant nourris de nombreuses influences, à commencer par celle d’Animal Collective, dont elle a fait des premières parties l’an dernier), sa musique live se rapproche de ce qu’aurait pu être, dans un monde rêvé, la réunion d’Alice Coltrane et de Sonic Youth. “Mais oui ! Je ne sais jamais très bien comment définir ma musique, mais ça, ça me plaît beaucoup. Je le ressortirai”, s’exclame-t-elle lorsqu’on lui fait cette suggestion. Cela lui rappelle justement une anecdote à propos de la légendaire pianiste et harpiste : “Ce devrait être en 2017, Alice Coltrane n’était déjà plus en vie [elle est décédée en 2007], mais on pouvait encore, occasionnellement, participer à des services religieux dans son fameux ashram [le Sai Anantam Ashram, perché dans les collines non loin de Malibu]. Je l’ignorais à ce moment-là, mais ce serait l’un des derniers organisés, car le sanctuaire allait fermer ses portes pour rénovation, avant de tragiquement partir en flammes l’année suivante, lors du méga-incendie de Woolsey”, raconte-t-elle.
Étant à l’époque curatrice d’art pour le MoMA PS1 (l’annexe du célèbre musée new-yorkais dédié à l’art contemporain, dans le Queens), où elle programmait notamment des performances dominicales multidisciplinaires, elle envisageait d’en faire une autour d’Alice Coltrane, et décida donc de se rendre dans sa dernière demeure pour y humer l’atmosphère. “C’était mon tout premier voyage à L.A. et je n’avais pas plus de 24 heures à y passer. Dans l’avion, sans que je sache très bien pourquoi, je me suis mise à pleurer. J’arrive, mon téléphone meurt, je prends un taxi en direction de l’ashram, et là, j’y passe une journée absolument incroyable, coupée du monde. Je me souviens du soleil qui tape sur les murs blancs et m’éblouit, du portrait géant à son effigie, du buffet végétarien, et des gens qui chantent ses chansons, toute la journée. C’était comme dans un rêve… J’ai fini par rentrer à mon hôtel, j’ai dormi, et quand je me suis réveillée, j’ai repris l’avion pour New York. C’est probablement le voyage le plus bref que j’aie fait, mais il m’a profondément marquée”, confie-t-elle, encore émue en se le remémorant.
À Los Angeles, ville qu’elle dit “adorer”, L’Rain est retournée plusieurs fois ces dernières années, notamment pour y enregistrer en partie ses trois albums avec son ingénieur du son Andrew Lappin (L’Rain en 2017, Fatigue en 2021 et I Killed Your Dog en 2023), ou pour y jouer live – récemment au mythique Zebulon, la salle la plus pointue de L.A., pour un concert épique. Elle se verrait d’ailleurs y déménager un jour, si d’aventure elle était “bannie” de New York, glisse-t-elle en plaisantant.
Tout enregistrer
Mais c’est bien à Brooklyn que la musicienne de 34 ans trouve son inspiration. Et plus précisément à Crown Heights, le quartier très vivant où elle a grandi et vit toujours, havre caribéen-américain d’un côté, juif orthodoxe de l’autre, en gentrification rapide mais pas encore achevée. “Je pense que mon goût pour l’empilement [“layering”] et le collage vient de cet environnement hyper-bruyant dans lequel j’ai toujours vécu et que je passe mon temps à enregistrer. Tout : la rue, le vent dans les feuilles, les oiseaux, les chiens… J’ai une très mauvaise mémoire, alors ça me permet de documenter ma vie. Et je le fais depuis que je suis petite, si bien que j’ai une banque de sons inépuisable, explique-t-elle, avant de nous livrer un secret : Je m’enregistre aussi moi-même, et je pose certaines confessions sur mes bandes, mais si bas que seul l’ingénieur du son peut les entendre. Mais je tiens à ce que ce soit là. Comme des fantômes.” Il y a là quelque chose de la démarche de Tony Leung qui, dans In the Mood for Love de Wong Kar-wai, confiait au creux d’un arbre son amour pour Maggie Cheung…
Les fantômes, Taja Cheek a appris à vivre avec
Les fantômes, Taja Cheek a appris à vivre avec. À commencer par celui de sa mère, à qui elle doit son nom de scène : L’Rain est le diminutif de Lorraine, une prof de maths et de sport dans une école élémentaire de Brooklyn, décédée en 2016, au moment où sa fille écrivait son premier album – qui porte donc son nom et dont la pochette représente l’avant-bras de Taja tatoué d’un “L’Rain”.
Son grand-père possédait un club de jazz dans les années 1950 et son père, Wyatt, a fait sa carrière dans le marketing musical et radiophonique. Ayant d’abord appris à jouer du piano, elle a ainsi baigné dans un environnement culturellement riche, et c’est tout naturellement que, une fois admise dans la prestigieuse université de Yale, elle a choisi un cursus en musique. Mais elle y jouera finalement peu, ayant peu d’atomes crochus avec ses pairs, et préférera se concentrer sur la programmation… musicale et radiophonique.
Une expérience qu’elle évoque sur son deuxième album, Fatigue, dans la chanson I V (pour “Ivy League”, qui regroupe les plus anciennes et prestigieuses facs américaines), avec des paroles un brin sarcastiques : “Donnez-moi tout votre temps et j’essaierai de vous faire gagner de l’argent/À moins que les cochons ne me mâchent avant car l’art ne paie pas tellement.” À sa sortie, elle trouve donc sa voie dans la curation artistique, tout en se cherchant une identité musicale propre, encouragée par son comparse Ben Chapoteau-Katz. Les années passent, un premier album sort en 2017, une tournée artisanale s’ensuit.
“J’aimerais juste travailler dans des conditions qui me permettent d’être libre, de pouvoir aller plus loin dans ma musique”
Après avoir longtemps mené de front les deux activités – un jour sur la route pour jouer sa musique, le lendemain au MoMA pour promouvoir celle des autres –, Taja ne devient L’Rain à plein temps qu’après la sortie de Fatigue et sa fulgurante reconnaissance critique : meilleur album de 2021 pour The Wire, deuxième pour Pitchfork, 24e pour Les Inrocks… Avec la sortie de son troisième album, I Killed Your Dog, lui aussi encensé, elle entend désormais se “créer un business”. Un business ? Face à notre incrédulité, elle se justifie : “Non, je ne veux pas dire une machine à cash ! Mais une structure capable de me soutenir. J’aimerais juste travailler dans des conditions qui me permettent d’être libre, de pouvoir aller plus loin dans ma musique, peut-être de composer ou produire pour d’autres…”
Musique thérapeutique
On sent chez L’Rain la volonté de sortir de la niche “expérimentale” où on l’a trop vite confinée, mais sans rien lâcher de son intégrité, avec laquelle elle avoue n’avoir de toute façon “aucune souplesse”. Décrit par elle-même comme un “album de rupture amoureuse”, voire comme un “album de meuf de base” (“basic bitch”), I Killed Your Dog ne se laisse pourtant réduire à aucun poncif du genre et perpétue la tendance buissonnière des précédents. Seul, peut-être, le premier single Pet Rock, avec ses riffs strokesiens et sa mélodie catchy, pourrait être qualifié de très relativement “classique” – mais n’allez tout de même pas y chercher des couplets et un refrain…
“Je n’aime pas qu’on traite ma musique avec des gants blancs. Certes, j’ai bossé dans des musées, mais je crois que ma musique est très viscérale, instinctive, sensitive – pas du tout cérébrale.” Et le jazz, qui revient souvent dans les critiques (y compris celle-ci), s’y reconnaît-elle ? “Je n’en ai jamais joué ! Ce n’est pas du tout ma formation. Après, c’est vrai que c’est celle de certains de mes musiciens. Et ce n’est certainement pas une insulte. Mais ce n’est pas ce que je cherche à faire.”
“Les gens viennent me voir et me confient des choses très intimes qui leur sont arrivées”
Au hasard de la conversation, elle évoque le Français Chassol, qu’elle ne connaît pas personnellement mais qu’elle adore et qui lui a inspiré une technique d’enregistrement sur une chanson de Fatigue (Find It). Mais au fond, catégoriser sa musique ne l’intéresse pas. On lui demande alors si elle a conscience des vertus thérapeutiques de son écoute prolongée – un autre point commun avec la musique d’Alice Coltrane, d’ailleurs – et elle s’enthousiasme soudain. “Très clairement, à la base, je fais de la musique pour me soigner de mes angoisses. Mais je me suis récemment rendu compte, en rencontrant mon public, que ça marchait sur d’autres. Les gens viennent me voir et me confient des choses très intimes qui leur sont arrivées, notamment des deuils que ma musique, me disent-ils, a apaisés. Rien ne peut me toucher davantage.” À tel point qu’elle envisage de se former en psychologie, pour mieux assimiler tout ce qu’on lui confie.
Après chaque album, Taja Cheek se fait faire un tatouage sur l’avant-bras droit : “L’Rain” fut le premier, suivi d’un chérubin épuisé pour Fatigue ; aujourd’hui, elle est fière de nous montrer sa tête de chien avec les yeux en croix, pour signifier qu’il est mort. Ce titre, I Killed Your Dog, est volontairement ironique et métaphorique – elle adore les chiens et en possède un, nous rassure-t-elle –, mais il énerve beaucoup de gens, nous confie-t-elle, le sourire en coin. Ces réactions épidermiques, la musicienne semble toutefois s’en accommoder. “Je voulais par ces mots évoquer une sensation contradictoire qui infuse tout l’album, ce truc à la fois jouissif et pas très reluisant qu’on ressent lorsqu’on blesse quelqu’un”, justifie-t-elle.
Thaumaturge, elle l’est sans nul doute, mais elle sait aussi mordre. Et lorsqu’elle chante “J’ai tué ton chien/Cela m’a rendue heureuse/Mais je me suis sentie si malade/Un million de soupirs”, c’est toute sa divine ambivalence qui nous explose à la figure, et nous laisse pantelant, pas sûr d’avoir bien compris ce qui nous arrive.
I Killed Your Dog (Mexican Summer/Modulor). En concert aux Inrocks Festival (Bourse de Commerce – Pinault Collection, Paris), le 28 février. Réservez votre place.
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