Très attendue après son annulation à Genève et à Avignon, la création du maître polonais bouscule les règles du genre dans une fresque étourdissante de sensibilité.
Que peut-on savoir des énigmes de la vie des autres ? Ce motif récurrent s’avère une obsession constitutive du charme troublant de l’écriture de W. G. Sebald. Dans Les Émigrants, l’auteur allemand mène l’enquête sur les parcours existentiels de quatre personnes ayant vécu dans les marges de l’histoire du XXe siècle en étant confrontées à l’effacement des crimes de la Shoah.
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Son protocole repose sur la compilation des témoignages de proches qui avouent ne pas savoir grand-chose d’elles. L’entreprise, très documentée, est digne d’un exercice spirituel s’efforçant de les approcher par cercles successifs. Au final, la construction des quatre portraits bute en permanence sur la surface effacée du réel avec l’élégance d’une sonate des spectres.
Quête de vérité
Dans sa pièce dédiée aux Émigrants, le Polonais Krystian Lupa a retenu deux de ces personnes pour leurs liens privilégiés avec l’auteur : son instituteur en Allemagne, Paul Beyreter, et son oncle, Ambros Adelwarth, lequel avait choisi de tenter sa chance aux États-Unis.
C’est dans le décor unique d’une vaste maison en ruine se transformant au gré de projections vidéo que Krystian Lupa inscrit la magie d’un théâtre qui apprivoise toutes les époques, et paraît, à la manière des rêves, apte à s’immiscer dans les plus intimes failles du temps passé.
On accompagne Sebald dans sa quête de vérité, l’auteur-narrateur devient un personnage du spectacle interprété par Pierre Banderet. Mais c’est aussi l’occasion pour le metteur en scène de sauter le pas pour transgresser un interdit. Impossible pour lui de respecter la contrainte de se limiter à mettre en forme la lettre de l’écrit. En artiste, il choisit d’éclairer les zones d’ombre du récit par des visions n’appartenant qu’à lui.
Sebald réinventé
Une manière pour Lupa de se revendiquer du monde de Sebald comme d’un champ ouvert à l’imaginaire. Sa démarche est une invite lancée à tous·tes les lecteurs·rices de prolonger sa quête en se l’appropriant en toute liberté. C’est à travers l’exploration des non-dits de l’intime que l’aventure proposée par le metteur en scène s’avère passionnante.
Fasciné par cette intimité que le texte laisse en suspens, Lupa la développe pour nourrir l’idylle amoureuse entre Paul Beyreter (Manuel Vallade) et Helen (Mélodie Richard), une jeune Juive qui disparaît, déportée au camp de Theresienstadt. Il agit de même avec Ambros Adelwarth (Pierre-François Garel) en nous ouvrant les coulisses du couple qu’il forme avec Cosmo Solomon (Aurélien Gschwind), fils d’un riche banquier juif new-yorkais, dont il est devenu l’homme de confiance et l’amant.
Ainsi réinventé, W. G. Sebald trouve dans la sensualité de ces digressions un formidable regain de chair et d’humanité. Articulant un immense respect pour son auteur et un désir irrépressible de prendre le pinceau pour compléter ses portraits, Krystian Lupa bouleverse. En plaçant le théâtre sur un pied d’égalité avec la littérature, seul l’immense talent du maître polonais pouvait lui permettre d’en faire la démonstration en acte avec un tel brio. Comme nombre de ses spectacles, celui-ci fait date.
Les Émigrants (d’après le roman de W. G. Sebald), écriture, adaptation, mise en scène, scénographie et lumière Krystian Lupa, avec Pierre Banderet, Monica Budde, Pierre-François Garel, Aurélien Gschwind, Jacques Michel, Mélodie Richard, Laurence Rochaix, Manuel Vallade, Philippe Vuillemier. À l’Odéon Théâtre de l’Europe, Paris, jusqu’au 4 février.
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