Peu de start-up se lancent dans le marché juteux du sexe. En cause : le puritanisme, la frilosité des investisseurs et les tabous qui persistent autour de la sexualité féminine.
Un robot doté d’une poitrine en silicone masturbe mécaniquement un homme en combinaison, les yeux couverts par un casque de réalité virtuelle. Cette vidéo japonaise a fait le tour du web il y a quelques mois. Après le Minitel, internet ou YouPorn, la réalité augmentée, la géolocalisation et les objets connectés font entrer le sexe dans une nouvelle dimension.
Le marché mondial est juteux : 22 milliards de dollars pour les sextoys, par exemple. Malgré cet engouement, la France compte très peu de sex-tech, ces entreprises qui innovent dans le domaine du sexe. Alors que les fin-tech, civi-tech et autres ed-tech pullulent.
Une tribune intitulée “We want more sex”
Fin mars, Nicolas Colin, cofondateur de l’accélérateur de start-up The Family et sa collaboratrice Laetitia Vitaud ont publié une tribune intitulée “We want more sex (startups)” sur la plate-forme Medium. Selon eux, le sexe reste cantonné au porno ou au forum sexo de Doctissimo. Les sex-tech resteraient marginales parce que le sexe est encore tabou.
“La sexualité soulève beaucoup de problèmes, notamment autour du plaisir féminin ou de la vie de couple, mais au lieu de les résoudre, on met un couvercle dessus, estime Nicolas Colin. Il faut que les entrepreneurs rendent le sexe mainstream et socialement acceptable, à l’image de ce qu’E. L. James (auteur de Cinquante nuances de Grey – ndlr) a fait avec la littérature érotique.”
L’appli Tutti Flirty vise “les petites Parisiennes et les hipsters”
Pour devenir mainstream, les sex-tech soignent leur image. La jeune start-up Tutti Flirty, lancée il y a six mois, veut être le nouveau Tinder ou Happn. Sa particularité : on y échange par courts messages vidéo, façon Snapchat. Un format qui permet à certains de “se chauffer”, explique Victor Saison-Willot, cofondateur. Mais le startupper veut éviter qu’on associe son application à une plate-forme d’échange de vidéos pornos.
Même si leur contenu peut être classé X, “les vidéos ne peuvent pas être diffusées, elles sont stockées sur nos serveurs”. L’appli vise de plus une cible loin du monde du porno, “les petites Parisiennes et les hipsters”. Tutti Flirty est téléchargeable sur App Store, mais réservée aux plus de 18 ans.
Echangisme et thérapie bien-être
Frédéric Assémat a créé l’application Gentle, accessible uniquement sur le web. Elle permet aux couples de rencontrer d’autres couples. Mais Frédéric évite de parler d’échangisme et de libertinage.
“C’est un milieu qui souffre d’une réputation un peu glauque et beauf, surtout auprès des jeunes, explique-t-il. Notre but n’est pas d’être une plate-forme comme Netechangisme. Mais de montrer aux couples qu’il est possible de s’épanouir en fréquentant d’autres binômes.”
Gentle demande à ses utilisateurs de répondre à un questionnaire, pour voir s’ils sont prêts à passer le cap. “Ceux qui ne le sont pas peuvent coucher à côté d’un autre couple sans avoir de relation avec eux par exemple, précise-t-il. On essaie d’orienter les gens.” Un mélange entre échangisme et thérapie bien-être.
“Dès qu’on parle de bénéfices, les dirigeants d’hôtels ne se posent pas la question”
La start-up parisienne Your Lovebox propose des “kits coquins” (sextoys, menottes, huiles de massage…). “Nous n’avons pas de problème pour convaincre le grand public, c’est plus compliqué de démarcher les hôtels pour qu’ils distribuent nos kits”, explique Lauriane Ackermann, la cofondatrice.
“Certains sont spécialisés dans le couple comme Vice Versa ou le Seven à Paris, pour eux ça ne pose pas de problème. Mais les autres, qui accueillent aussi des hommes d’affaires et des familles, sont très frileux. On réfléchit à un packaging un peu humoristique, et à un moyen pour que les clients paient le kit discrètement façon minibar, pour que ça passe mieux”, précise-t-elle.
Le sexe ne serait acceptable que s’il est drôle et discret ? Your Lovebox pense à s’exporter aux Etats-Unis où, même si le puritanisme règne, “dès qu’on parle de bénéfices, les dirigeants d’hôtels ne se posent pas la question”.
Le plaisir féminin toujours tabou
Avant de convaincre le grand public ou leurs canaux de distribution, les sex-tech sont confrontées à de multiples obstacles pour arriver sur le marché. “Quand un entrepreneur pitche devant un public, les gens ricanent”, explique Nicolas Colin de The Family.
Un comportement qu’il juge spécifique à la France. “Si c’est une appli, il faut qu’elle soit validée sur App Store, or Apple n’autorise pas l’échange de contenus pour adultes”, poursuit-il. Certaines comme Gentle ont fait, pour le moment, le choix de n’être accessible que sur le web pour contourner ce problème.
“Les systèmes de paiement en ligne n’en veulent pas non plus. Ce sont généralement des organismes américains qui considèrent qu’une entreprise dans le secteur du sexe est forcément porno, et donc peut-être liée à des réseaux financiers frauduleux”, précise Nicolas Colin.
Autre problème de taille : le financement. “Beaucoup de banques nous ont jugés non éthiques, politiquement incorrects”, raconte Christel Le Coq. Sa start-up E.Sensory conçoit des sextoys connectés à des livres érotiques. La lectrice peut cliquer sur certains passages et déclencher une vibration. Christel pensait qu’en 2016 son activité serait perçue comme soft. Mais elle a pourtant vécu un parcours du combattant avant de parvenir à commercialiser son sextoy, en juin, avec six mois de retard.
Le plaisir féminin toujours tabou
“Même les structures d’accompagnement comme la Banque publique d’investissement ont eu du mal avant de nous accepter.” Idem avec les investisseurs. Christel a fini par trouver quelques business angels (des investisseurs particuliers), une banque (le Crédit mutuel de Bretagne) et le fonds d’investissement Nestadio pour récolter 450 000 euros.
“Le problème est double : je propose un produit lié au sexe, et en plus je suis une femme”, diagnostique-t-elle. Car le secteur demeure majoritairement masculin. “Même les sextoys, qui sont la plupart du temps pour les femmes, sont conçus par des hommes. Sur l’emballage des œufs vibromassants, c’est un mec qui tient la télécommande…”
Le plaisir féminin est toujours tabou. Aurélie Le Guillou, prof de médiation orgasmique et créatrice d’OKplaisir, une appli proposant des exercices audio (toucher, masser son partenaire), en a aussi fait l’expérience. “C’est très difficile de communiquer à propos de l’appli sur les réseaux sociaux, les gens lisent les contenus que je poste, mais ne partagent et ne ‘likent’ pas”, raconte-t-elle. Elle est persuadée que les sex-tech ont une chance d’abolir ces tabous et permettront aux gens de redécouvrir leur corps.
Happn : une image “propre et neutre”
Une start-up française a réussi à surmonter ces obstacles : Happn, l’application de dating géolocalisée. Elle est principalement utilisée pour rencontrer un plan cul, mais ne se présentera jamais ainsi. Happn tient à se désolidariser des sex-tech. “Au départ, on nous prenait pour un Tinder bis, mais nous avons prouvé que notre vision était différente : on permet aux gens de se rencontrer, certains pour une histoire d’un soir, et d’autres se marient et ont des enfants”, explique Marie Cosnard, directrice des tendances chez Happn.
Pour communiquer sa vision, la start-up noue des partenariats avec des magazines de bons plans, des soirées dans des lieux comme le Nüba ou le Faust à Paris. “On tient à conserver une image propre et neutre”, insiste Marie Cosnard. Créée en 2014, la start-up a pu profiter du réseau de Didier Rappaport, cofondateur d’Happn mais aussi de Dailymotion, pour lever 20 millions d’euros.
Depuis l’appel de Nicolas Colin et Laetitia Vitaud, l’accélérateur The Family a reçu une dizaine de dossiers de sex-tech. Pour le moment, elle en accompagne deux. La benjamine s’appelle Blush.live. Un projet porté par Sébastien Sikorski, un ancien d’AdopteUnMec. Il préfère rester discret sur le concept et le définit comme “un livestreaming sensuel”, un genre de Periscope sur lequel on ne verra que des vidéos érotiques, des effeuillages notamment.
L’appli ne sera accessible que sur le web, pas sur App Store. “Bizarrement, nous n’avons pas eu de problème pour nous financer. Là où nous risquons d’avoir des barrières, c’est au niveau juridique parce que nous inventons un nouveau service”, explique Sébastien Sikorski. Lancement à venir.