Prenant modèle sur l’écrivain W. G. Sebald, la metteuse en scène remonte le temps pour nous proposer un portrait de groupe de sa troupe. Et met au jour les influences communes qui en constituent les liens.
Dans Austerlitz Gaëlle Bourges, se revendiquant d’une démarche singulière, reproduit les stratégies narratives et graphiques mises en place par W. G. Sebald (1944-2001) dans son roman éponyme (2001). En calquant sur l’œuvre son approche d’une archéologie de l’intime, elle remonte le temps et met en lumière le vécu des artistes dont elle s’entoure sur le plateau.
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Avec Austerlitz, l’écrivain allemand retrace la quête d’un être souffrant d’une amnésie qui remonte à l’enfance et se lance sur les traces de son passé pour renouer avec les vérités cachées de sa mémoire évaporée. L’homme se nomme Jacques Austerlitz et les hasards de l’existence amènent l’auteur à le croiser à plusieurs reprises. Sebald rapporte ses confidences et devient son biographe ; il relate ses progrès dans la reconstruction d’une histoire personnelle qui se révèle au fil du récit, jusqu’à découvrir qu’il est une victime collatérale des crimes perpétrés durant la Shoah.
Un lien par-delà le temps
“Faite de digressions et d’associations obscures”, l’errance littéraire proposée par Sebald séduit Gaëlle Bourges, qui résume son projet par une phrase du roman placé en exergue de sa note d’intention. La chorégraphe revendique ainsi l’objectif très poétique de mettre le cap sur une hypothèse du héros de Sebald qui donne le vertige : “Et ne serait-il pas pensable, poursuivit Austerlitz, que nous ayons aussi des rendez-vous dans le passé, dans ce qui a été et qui est déjà effacé, et que nous allions retrouver des lieux et des personnes qui, au-delà du temps, d’une certaine manière, gardent un lien avec nous ?” Pour explorer ces perspectives ouvertes, Gaëlle Bourges s’approprie la méthode mais l’adapte à son projet afin de proposer un portrait conjugué au passé des membres de sa compagnie. Choisissant de relayer la position du romancier narrateur, c’est via un texte préenregistré qu’elle nous guide à la manière d’une voix off tout au long de la représentation…
Comme danseuse, elle participe au spectacle en précisant : “Les sept performeurs travaillent ensemble depuis une dizaine d’années. Le travail de création a donc constitué à rendre visibles les liens qui unissent le groupe. Non pas tant pour faire une biographie de chacun que pour expérimenter, comme Jacques Austerlitz, que des rendez-vous avec le passé sont possibles ; et que ce sont même ces rendez-vous qui, contre toute attente, éclairent le pourquoi des liens d’aujourd’hui.”
Un étrange vivarium géant
Aussi attachée au fond qu’à la forme de l’œuvre, la metteuse en scène chorégraphe s’inspire pour sa scénographie d’une promenade dans Anvers, qui précède la première rencontre entre l’écrivain et Jacques Austerlitz. Dans le jardin zoologique de l’Astridplein, Sebald découvre l’obscurité artificielle du Nocturama, un espace consacré à divers animaux nocturnes “vivant leur vie crépusculaire à la lueur d’une lune blafarde”. L’ambiance fantomatique du lieu, un étrange vivarium géant où le groupe des sept demeure cloîtré, est reconstituée par un voile tendu dans la pénombre.
On sait que les pages des livres de Sebald sont constellées de petites photos en noir et blanc comme autant de preuves de la réalité rapportée. Reproduisant le procédé sur scène, Gaëlle Bourges enlumine d’images chaque tableau et s’attache à nous donner le sentiment d’avoir en main un livre qu’on feuillette.
Ainsi, le plateau se transforme en boîte magique où le foisonnement du récit convoque les artistes pour de drôles de chansons et des chorégraphies ayant valeur de rêves jaillissant du passé. L’échappée belle d’une mémoire partagée relie alors la cinéaste Agnès Varda à la danse postmoderne américaine, l’historien de l’art Aby Warburg aux danses serpentines de Loïe Fuller, le chorégraphe Vaslav Nijinski au psychiatre Ludwig Binswanger, la colonisation à l’amnésie, la Seconde Guerre mondiale au punk allemand…
Ce bouleversant journal de bord collectif se cristallise dans un faisceau de désirs et de rencontres déterminantes que Gaëlle Bourges retisse avec art sous nos yeux. Sans faire vibrer la fibre mélancolique, la chorégraphe met en scène un tissu d’affinités individuelles qui formeront les liens d’un avenir à vivre ensemble. Dans l’instantané de la représentation, Austerlitz se drape avec brio dans des visions d’un onirisme précieux, elles en font le charme hypnotique et le rendent inoubliable.
Austerlitz, inspiré du roman de W. G. Sebald, conception et récit Gaëlle Bourges, avec elle-même, Agnès Butet, Camille Gerbeau, Stéphane Monteiro, Alice Roland, Pauline Tremblay et Marco Villari. Au Théâtre Public de Montreuil, jusqu’au 31 janvier ; à la Maison de la Culture d’Amiens, les 13 et 14 février. En tournée jusqu’au 7 mars.
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