Ses essais comme “Empire” ou “Multitude” ont nourri l’espace philosophique et politique de la gauche radicale des trente dernières années. Retour sur une pensée importante.
Interviewé l’été dernier par le quotidien italien Il Manifesto à l’occasion de ses 90 ans, Toni Negri confiait ne pas céder à la sinistrose ambiante et observait avec joie le fait que “les luttes ouvrières ont commencé à se croiser toujours plus avec les luttes féministes, antiracistes, écologistes et en défense des migrants”. Disparu dans la nuit du 15 décembre, le philosophe italien, installé en France depuis la fin des années 1980, aura donc vécu jusqu’au bout avec l’idée de la lutte chevillée au corps, faisant d’elle l’horizon de toute pensée et de toute action. Par-delà même ses lecteur·rices et étudiant·es (à Paris-8 entre autres) marqués par sa lecture renouvelée de l’œuvre de Karl Marx, Negri a inspiré des générations de militant·es, surtout dans les années 2000-2010.
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Quatre livres-clé, co-écrits avec Michael Hardt – Empire (2000), Multitude (2004), Commonwealth (2009), Assembly (2017) – proposaient alors une analyse fine du monde social à travers la théorisation de ce qui émergeait dans le fonctionnement des sociétés. Fondamental au début des années 2000, son concept d’Empire renvoyait à une nouvelle structure de domination déterritorialisée, incorporant l’ensemble de l’espace mondial, sans frontières. Publié peu après, son essai le plus connu, Multitude, se mettait à l’écoute de toutes les luttes sociales, liées à l’effervescence altermondialiste de l’époque. La multitude qu’il observait et saluait d’un même geste désignait cet ensemble d’individus coopérant entre eux, pour faire advenir une démocratie globale, ouverte et inclusive. Malgré tous les reculs observés depuis vingt ans sur la possibilité de faire advenir cette démocratie sociale, Negri n’a jamais lâché sa volonté d’abolir les formes dominantes du pouvoir, ce qu’il appelait avec ses amis Félix Guattari et Yann Moulier-Boutang (co-directeur de la revue Multitudes, qui lui doit tant) dès la fin des années 1980 le “capitalisme mondial intégré”.
Retour à Spinoza
Il était fondamentalement, depuis sa jeunesse italienne, un “philosophe de la subversion”, comme l’analysait Roberto Nigro dans un récent essai paru chez Amsterdam. Professeur de sciences politiques à l’université de Padoue dans les années 1960, Negri fut aussi un militant aux côtés des ouvrier·ères, lié aux groupes “opéraïstes”, réfléchissant à de nouvelles formes d’organisation du travail. Arrêté de manière abusive dans le cadre de l’enquête sur l’enlèvement d’Aldo Moro (accusé à tort d’avoir été le cerveau intellectuel des Brigades Rouges), il dut passer plusieurs années en détention en Italie, publiant alors quelques livres importants comme Marx au-delà de Marx en 1979, et surtout L’Anomalie sauvage, puissance et pouvoir chez Spinoza, en 1981, qui marqua le début d’un retour à l’œuvre de Spinoza partagé au sein de la gauche intellectuelle.
Visage combatif et voix chaleureuse de la philosophie politique post-marxiste des quarante dernières années, Toni Negri s’ajusta en continu à la définition du discours philosophique proposée par Michel Foucault : “Mettre en lumière, soudain, cette heure grise où nous sommes. Prophétiser l’instant”. Son œuvre porte les traces de cette façon visionnaire de diagnostiquer le présent et d’imaginer les voies pour subvertir ses effets les plus cruels sur les vies vulnérables.
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