Après un quinquennat raté, l’esthète canadien Rufus Wainwright revient en force avec un chef-d’oeuvre fiévreux et sensible, mis en scène par Mark Ronson, qui renoue avec les élégances des grandes productions seventies. Critique et écoute.
Hors du jeu, Rufus Wainwright l’aura souvent été au cours des cinq dernières années. En tout cas hors du jeu qui l’avait vu jusqu’ici triompher en songwriter extravagant, humiliant depuis 1998 la concurrence à longueur d’albums aux beautés moirées et opulentes, entre falbalas pop, brillance Brill Building et ornements classiques.
En se glissant dans les souliers de Judy Garland le temps d’un disque et d’un spectacle homo fétichistes – Rufus Does Judy at Carnegie Hall, 2007 –, il courait le risque de se briser les talents pour assouvir un fantasme anachronique. En se lançant dans l’écriture et la direction d’un opéra en français (Prima donna, 2009), il émiettait encore un peu son capital par péché d’immodestie. En revenant aux chansons avec un album lugubre et non moins prétentieux, mêlant sa plume à celle de Shakespeare (All Days Are Nights: Songs for Lulu, 2010), il laissait pour une fois de marbre ses plus ardents supporters.
En publiant enfin l’an dernier un monumental inventaire (dix-neuf CD et DVD coffrés sous velours carmin), il semblait définitivement égaré dans un no man’s land mégalomane assez inquiétant. Si on ajoute à cela un deuil, celui de sa mère Kate McGarrigle, disparue d’un cancer en 2010, puis une paternité par procuration (il a fait en 2011 un enfant via une mère porteuse de luxe, la fille de Leonard Cohen, Lorca), il y avait sans doute matière en lui pour engraisser les psys au détriment des comptables de son label.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle sa maison de disques a repris la main, en lui suggérant de revenir sur terre et de s’associer avec le très bankable Mark Ronson, producteur de Lily Allen, Amy Winehouse ou encore Adele. Ce qui pouvait passer sur le papier pour une concession de la haute couture au prêt-à-porter mainstream se révèle au contraire un victorieux concours d’élégance.
Par coquetterie, le fruit de cette alliance a pour nom Out of the Game, mais une seule écoute suffit à se rassurer : grâce à Ronson, Rufus est de retour de plain-pied dans le jeu. De la chanson-titre, idéal single aux accents de Fleetwood Mac, jusqu’à la sublime élégie de huit minutes (Candles) qui clôt l’album, Wainwright retrouve comme par miracle sa baraka mélodique et sa prestance mélodramatique, sa voix de diamant et, plus précieux que tout, sa langue pendue de bel ami orgueilleux. “Je n’écoute pas beaucoup de musique actuelle, pas par snobisme mais parce que je n’ai pas une grande curiosité pour ce que font les autres. Je sais juste que les artistes que j’aime, à l’image de Bowie, Freddie Mercury, Björk ou Lhasa, ont su s’aventurer hors des sentiers balisés de la pop tout en étant capables d’y revenir avec aisance. Je me prétends l’un des leurs, je ne souffre ni de modestie ni de prétention, je pense seulement avoir fait de grands disques, d’autres un peu moins, mais dans l’ensemble je n’ai à rougir de rien.”
Enregistré à New York mais volontiers tourné vers cette Californie seventies qui obsède un peu tout le monde actuellement, Out of the Game séduit par la sérénité qui en émane. Ronson, pour lequel Rufus confesse avoir eu un coup de foudre “aux frontières des sentiments amoureux”, a su inventer autour des compositions virevoltantes du Canadien un environnement totalement bienveillant, minutieusement ouvragé, pour laisser l’espace le plus vaste à l’épanouissement des compositions sans trop forcer sur l’étalage cosmétique.
En amenant avec lui ses précieux Dap-Kings, musiciens et chorale black déjà à l’oeuvre derrière Amy Winehouse ou Sharon Jones, Ronson est même parvenu à faire monter la température fiévreuse de plusieurs degrés à l’aide de choeurs gospel capiteux (Jericho, Rashida) qui sortent avantageusement Wainwright de sa bibeloterie habituelle. “J’ai toujours admiré Nina Simone, sa voix, mais aussi la complexité de ses compositions au piano et la vibration unique qui se dégageait de ses concerts. En enregistrant live avec un tel groupe, ce qui était nouveau pour moi, j’ai vraiment eu l’impression de capturer un peu de sa magie.”
Foisonnant et éclectique, Out of the Game évoque aussi, tour à tour, les folles heures de Broadway (Welcome to the Ball) ou l’excentricité burlesque des Sparks (Bitter Tears) tout en réservant ses plus belles fulgurances à une brassée de ballades (Sometimes You Need, Song of You) qui feront sans doute la fortune de l’industrie du mouchoir – et rendront Elton John très envieux. Parmi elles, l’époustouflante Montauk, du nom de la pointe balnéaire de Long Island où Rufus et son fiancé possèdent une villa, raconte l’arrivée dans le foyer de leur fille. Même dans le registre de la sensiblerie papa gâteau, Rufus Wainwright est passé maître du jeu.
Mark Ronson : “C’était excitant d’éloigner Rufus de la musique folk”
Décidément partout, le producteur Mark Ronson raconte sa collaboration avec Rufus Wainwright.
“J’ai rencontré Rufus à New York en 2007, dans un club où je passais des disques. Il y a deux ans, il m’a proposé de produire son prochain disque. Je ne connaissais pas très bien ses anciens albums mais je l’avais souvent vu à la télévision. J’avais été époustouflé par son concert où il revisitait les chansons de Judy Garland, sa voix m’avait bouleversé. Puis il a commencé à m’envoyer les demos d’Out of the Game et j’ai d’emblée compris que je pourrais travailler dessus. Je me souviens notamment de la chanson éponyme et de Sometimes You Need. Il y avait quelque chose dans l’écriture qui m’a rappelé celle des grands songwriters des seventies, des gens comme Harry Nilsson. J’ai pensé au son du Laurel Canyon, et aussi à des artistes comme T. Rex, ou à David Bowie période Young Americans. »
« J’ai été excité à l’idée d’éloigner Rufus de la musique folk en lui proposant les services d’une section rythmique. Je l’ai fait travailler avec mes fidèles Dap-Kings. Ils ont un peu endossé le rôle du Wrecking Crew de Phil Spector, en apportant un rythme incroyable aux chansons. La crise du disque, d’ailleurs, impose un peu cet élan aujourd’hui. On est obligés de travailler comme dans les années 60 et de faire des disques en trois semaines. Au final, c’est assez libérateur, car on n’a plus le temps de se prendre la tête pendant des heures sur telle ou telle prise. On a partagé l’enregistrement entre Brooklyn, dans un vieil appartement reconverti en studio, plein de vieux matériel jadis utilisé par Sly & Robbie ou Al Green, et Manhattan, dans le studio généralement choisi par Sonic Youth ou Lou Reed. Il n’y a quasiment pas eu de désaccords. Les seules fois où ça nous est arrivé, je dois admettre que c’est Rufus qui avait raison. Il fait partie de ces rares personnes en qui j’ai totalement confiance.”