Couronné au dernier festival de Rome, un long métrage qui rend hommage à des mort·es, une langue, toute une culture.
C’était la partie immergée que le cinéma n’a pas, ou très peu, mis en scène. Comme si, au fond, personne n’osait s’y affronter, ne savait comment la représenter, la vie dans les shtetls, ces villages ou villes juif·ves (la population pouvait s’élever jusqu’à 20 000 habitants) d’Europe de l’Est. Comme si tenter de les reconstituer visuellement était déjà soit une obscénité, un sacrilège – éternel débat –, soit une souffrance insupportable.
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Ils ont totalement disparu (quelques bâtiments, non détruits, ont été récupérés par des habitant·es non juif·ves après la guerre…) à la suite de l’occupation et de la collectivisation soviétique (sans parler des pogroms, qui existaient déjà au XIXe siècle, à l’époque des Tsars) et de ce qu’on appelle « la Shoah par balles », dont Claude Lanzmann a un peu parlé – son œuvre est tellement considérable.
Certains, pourtant, ont voulu voir dans la version longue d’Il était une fois en Amérique de Sergio Leone, dans la partie décrivant la communauté juive de Brooklyn, où les Juif·ves retrouvaient leurs traditions européennes, une tentative de faire ressurgir une image des shtetls. Peut-être.
Les dernières 24 heures d’un village
Le réalisateur français Ady Walter, jusqu’ici documentariste, a choisi la fiction pour raconter la dernière journée et le quotidien d’un petit shtetl d’Ukraine, le 21 juin 1941, à la veille de l’invasion du pays par les troupes nazies, lors de l’immense opération Barbarossa : celle-ci marqua la rupture du pacte germano-soviétique et l’ouverture du conflit entre l’Allemagne hitlérienne et l’URSS stalinienne, une étape très importante de la Seconde Guerre mondiale. De 1940 à 1944, les Einsatzgruppen assassinèrent plus d’un million et demi de personnes, essentiellement des Juif·ves. Créées dès 1939, ces unités armées avaient pour objectif de tuer tou·tes les opposant·es au nazisme, ainsi que les habitant·es de ces shtetls, hommes, femmes, enfants.
Il fait beau ce jour-là dans la campagne ukrainienne, c’est le début de l’été 1941, et un jeune homme, Mendele, parti deux ans plus tôt à Kiev pour travailler dans le cinéma, revient dans son village pour rompre avec son père mal-aimant et pleurer une dernière fois sur la tombe de sa mère, mise à l’écart du cimetière parce qu’elle s’est suicidée lorsqu’il était enfant. Il veut aussi empêcher le mariage forcé de la fille qu’il aime, et qui l’aime.
Dans le shtetl, où tout le monde crève de faim, des commissaires politiques communistes viennent répandre la bonne parole, mais tout le monde ne les écoute pas. Certain·es, déboussolé·es, ne savent plus s’ils et elles croient en Dieu ou s’il faut croire en Staline. D’autres rêvent de partir, loin. Une société qui se déchire, qui pense, qui ne sait plus à qui se vouer. Les fous et folles sentent venir la violence qui va s’abattre sur eux et elles.
Des partis esthétiques radicaux
Ady Walter a tourné son film entièrement en yiddish, langue en voie de disparition mais qui renaît depuis quelques années (voir à cet effet le beau long métrage de la documentariste et cheffe-opératrice Nurith Aviv, intitulé sobrement Yiddish). Le réalisateur a en outre pris des partis esthétiques assez radicaux. Shttl, tourné en Ukraine en 2021, est un long plan-séquence en noir et blanc, parsemé de quelques flash-back en couleurs. Les dialogues et les scènes sont très théâtrales (et pourquoi pas, après tout, c’est un style comme un autre, et nous sommes dans une tragédie, puisque nous en connaissons déjà la fin), un peu obligé de poser de manière didactique les oppositions qui se déploient au sein du shtetl entre les ancien·nes et les modernes.
Là, Walter n’hésite pas : il est du côté des progressistes, celles et ceux qui veulent rester juif·ves mais ne plus suivre servilement les règles de la Torah. Et contre les traditionalistes, celles et ceux qui refusent le monde moderne, veulent se consacrer à l’étude hassidique et ne pas travailler, ne pas s’engager dans l’armée, ne pas se mélanger à la vie quotidienne. Bientôt, toutes ces luttes intestines n’auront plus de sens. Même si certaines perdurent encore entre les Juif·ves du monde entier.
Shttl (l’absence du “e” est un hommage à Georges Perec, l’auteur de La Disparition) substitue aux visages de personnes disparues depuis longtemps, aux photos des shtetls ou des massacres qui y furent commis, les visages de vivant·es, d’acteur·rices. Faire revivre une langue, des villes, des pensées, des fantômes : à quoi le cinéma pourrait-il servir d’vantage, de mieux ?
Shttl, d’Ady Walter. En salles le 13 décembre 2023.
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