“Picasso, love him or hate him ?” En se demandant comment on pouvait regarder en 2023 l’œuvre du peintre disparu il y a cinquante ans, le “New York Times” posait en avril dernier une question qui, si elle suscite des réponses figées au sein de deux camps (les admirateur·rices de toujours, les contempteur·rices sur le tard), reste suspendue, pour beaucoup de spectateur·rices hésitant·es, à la complexité d’évaluer une œuvre artistique à l’aune de la seule toxicité de son créateur.
Chez Picasso, le dossier, bien chargé et documenté, pose encore plus que chez d’autres artistes dépourvus de toute décence morale (Gérard Depardieu, au hasard) la question de la réception d’une œuvre d’art indexée à un contexte politique. Sachant qu’une œuvre est forcément vue de manière située dans le temps, et jamais transhistorique. L’œil se nourrit largement d’un environnement qui en conditionne l’éclat. Jusqu’où cet œil peut-il alors s’en affranchir ?
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Ce débat sur ce qu’on peut faire de Picasso aujourd’hui n’a cessé de susciter des discussions éruptives durant toute l’année 2023. Cette année d’hommage un peu gênante dans la façon de célébrer aveuglément le génie intouchable par-delà tout ce qui l’entâche – son comportement violent à l’égard de nombreuses femmes, son esthétisation des violences sexistes, la marchandisation excessive de l’artiste adulé… – s’est pourtant achevée de manière intelligente les 7 et 8 décembre dernier à l’Unesco avec un symposium initié par le Musée national Picasso-Paris. Comme le signe qu’au cœur même d’un lieu voué à saluer son art et à le transmettre au public dans toute sa complexité, il est possible de réajuster le regard des spectateur·rices sans le jeter pour autant dans les poubelles de l’histoire de l’œil. Comme le rappelait à cette occasion Sébastien Delot, directeur des collections et de la médiation au Musée national Picasso-Paris présidé par Cécile Debray, il s’agit moins de sacrifier l’artiste au nom de ses fautes morales que de tenter de le comprendre sous un autre jour, dans une tension entre “présence et présent”.
Picasso questionné
La présence de Picasso parmi nous – autant dire l’omniprésence, par le nombre d’expositions qui lui sont consacrées, jusqu’à l’overdose – ne vaut que si elle se frotte au présent de la société, et notamment à tout ce que les gender studies et les études féministes ont apporté depuis vingt ans à l’histoire de l’art. À tout ce que les militantes féministes aussi (Julie Beauzac, autrice du podcast Vénus s’épilait-elle la chatte ?, Sophie Chauveau, autrice de Picasso, le Minotaure, Folio Gallimard, 2020…) ont permis de mettre en lumière, en bousculant un monde de l’art trop indifférent à la réalité des abus absous qu’il a fait subir à tant de femmes (Françoise Gilot, Dora Maar, Marie-Thérèse Walter…).
Pour Cécile Debray, ce n’est qu’en se mettant à l’écoute de son temps, en organisant des séminaires de recherche avec des conservateur·rices et historien·nes, en invitant des artistes contemporain·es à se confronter à son travail “sur un mode analytique, voire critique” (Orlan, Farah Atassi, Faith Ringgold, Pierre Moignard, Sophie Calle…), en réorganisant l’accrochage des collections (au printemps prochain), que l’on pourra appréhender d’un autre œil l’œuvre de Picasso. Avec des outils critiques, quitte pour certain·es à les associer à des outils d’enfouissement.
Déplacer le regard
Les slogans affichés sur les murs aux alentours du musée – “vous appréciez Picasso, vous appréciez l’œuvre d’un violeur” – font indirectement écho aux vitupérations contre les idoles de l’histoire de l’art par le personnage de la pièce de Thomas Bernhard, Maîtres anciens, jouée magistralement par Nicolas Bouchaud au Théâtre 14 jusqu’au 23 décembre à Paris. Autant que Véronèse, Le Greco, Heidegger, Bruckner ou Beethoven que vomit le héros colérique de la pièce insolente, Picasso fait partie de ces idoles de l’histoire de l’art dont les signes du temps annoncent l’éclipse possible. Idole brisée, maître ancien, Picasso, en dépit de la profusion de ses gestes gracieux sur ses toiles, ne résistera à la réécriture de l’histoire de l’art du XXIe siècle qu’à la condition d’un déplacement du regard, où la grille de lecture politique trouble la seule grammaire esthétique. Pour que la “Picasso-mania” ne se métamorphose pas en inévitable “Picasso-phobia”.
Édito initialement paru dans la newsletter Arts du 12 décembre. Pour vous abonner gratuitement aux newsletters des Inrocks, c’est ici !
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