C’est la question que nous avons posée à 25 critiques de cinéma. En leur précisant de répondre du point de vue de leur pratique. Quels films leur ont donné des envies d’écriture ? Par lesquels se sont-ils sentis choisis ? Aujourd’hui les réponses de Thierry Jousse, Ava Cahen, Didier Péron, Occitane Lacurie et Axel Cadieux.
Thierry Jousse – Sonatine, mélodie mortelle de Takeshi Kitano
“Une des grandes affaires de ma période de rédaction en chef aux Cahiers du cinéma fut la découverte de tout un pan du cinéma asiatique, et tout particulièrement de grands cinéastes qui débutaient ou s’affirmaient dans les années 1990, que ce soit les trois Taïwanais Edward Yang, Hou Hsiao-hsien, Tsai Ming-liang, le Hong-Kongais Wong Kar-wai ou le Japonais Kiyoshi Kurosawa, tous très différents d’ailleurs. Mais si je devais n’en garder qu’un seul, ça serait sûrement Takeshi Kitano que je choisirais, et plus particulièrement Sonatine, mélodie mortelle, le premier des films de l’acteur-réalisateur que j’ai découvert un après-midi de mai 1993, dans la section Un Certain Regard, au Festival de Cannes. Je garde un souvenir très précis de cette projection dans la salle Debussy du Palais des festivals et du coup de foudre qui m’a frappé à cet instant. Comme un moment de bascule dans mon parcours critique et cinéphile… J’avais désormais la certitude que j’allais faire un bout de chemin avec Takeshi Kitano, avec son personnage carnavalesque et inquiétant, ses yakuzas enfantins et violents, ses instants vides à la plage… Tout un monde auquel j’appartenais d’ores et déjà.”
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Thierry Jousse a été rédacteur en chef des Cahiers du cinéma de 1990 à 1996. Il a écrit une quinzaine d’années dans la revue et en dirige aujourd’hui les hors-séries. Il collabore régulièrement aux Inrocks, produit une émission sur la musique de film pour France Musique, a réalisé plusieurs films et écrit de nombreux ouvrages sur le cinéma dont un essai de référence sur John Cassavetes.
Ava Cahen – Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma
“Dès la séquence d’ouverture, en une image et un geste, Céline Sciamma dévoile sa résolution : repartir à zéro (toile vierge), changer de perspective et de pinceau. Elle invite ici à regarder autrement les œuvres et les sujets des œuvres, dans le détail, sans surplomb. “Prenez le temps de me regarder” dit Marianne (Noémie Merlant), peintre et professeure qui pose pour ses élèves. Portrait de la jeune fille en feu est un film sur l’art de regarder, et, naturellement, en tant que critique de cinéma, cette démarche m’exalte parce qu’elle engage, intellectuellement comme émotionnellement. Ce film, qui parle d’amour, de liberté, d’égalité et de sororité marque une étape importante dans mon histoire avec le cinéma. Chaque fois que je le revois, il me révèle encore des secrets et me touche par son universalité. Je dialogue avec lui, il dialogue avec moi. J’aime sa compagnie, comme les trois héroïnes, Marianne, Héloïse (Adèle Haenel) et Sophie (Luana Bajrami) aiment être en compagnie les unes des autres. Être contemporaine de ce grand film féminin et féministe m’enchante. Il ouvre les horizons et les esprits.”
Ava Cahen est déléguée générale de la Semaine de la Critique. Elle dirige le magazine FrenchMania. Elle est chroniqueuse au Cercle (Canal +) et au Masque et la Plume (France Inter).
Didier Péron – À l’ouest des rails de Wang Bing
“De la découverte du premier Jia Zangke (Xiao Wu, artisan pickpocket, 1997) à la révélation de Bi Gan (Kaili Blues, 2015) ou Gu Xiaogang (Séjour dans les monts Fuchun, 2019), la dissidence intérieure a été ces vingt dernières années le principe de survie du meilleur cinéma chinois (sauf pour le merveilleux Hu Bo, qui s’est suicidé après avoir signé un unique chef-d’œuvre, An Elephant Sitting Still, 2018). Ainsi, rencontrer l’inconnu Wang Bing en 2004 à Paris après avoir vu les 9 heures de son premier film, À l’ouest des rails, documentaire tourné seul pendant trois ans comme une errance sans fin dans les gravats post-Mao, enregistrant les effets du démontage d’une gigantesque zone industrielle dans sa province natale du Shenyang, demeure, pour moi, l’un des souvenirs les plus marquants. Avec cette impression d’avoir en face de soi un type d’artiste de la trempe d’un Faulkner, c’est-à-dire enfoncé jusqu’au cou dans l’irrémédiable sans contour de sa vie et de son époque.”
Didier Péron est critique de cinéma à Libération depuis les années 1990. Il dirige les pages Culture depuis une dizaine d’années.
Occitane Lacurie – Barbie de Greta Gerwig
“Il se peut que, comme le paysage politique global, un pan cinéma se soit lui aussi durci sur ses positions, de peur de voir une certaine tectonique des plaques faire vaciller ses fondements. Certain·es nomment cette dynamique cancel culture, d’autres y voient de timides avancées vers des représentations et des récits plus justes. J’ai aussi vu, au fil de mon (court) cheminement critique, le capitalisme tardif faire ripaille de ce qu’il a immédiatement perçu comme un marché nouveau, pourrissant les termes du débats. Les années 2010 ont été témoins de nos tentatives de défendre, sans conviction, de grotesques tokenisations (super-héroïnes, princesses non-blanches, romances queer…), le tout sous le feu nourri des accusations d’iconoclasme immature, ou pire, d’être les idiot·es utiles d’un libéralisme cynique. Tout cela a culminé cet été, à la sortie du Barbie de Greta Gerwig. Il a fallu, à la fois en tant que critique et en tant que féministe, prendre en plein visage ce dernier né du postmodernisme et du féminisme libéral, tout en prenant acte de son importance culturelle, lisible dans les files d’attentes roses et les contenus générés par les utilisatrices sur les réseaux sociaux. Quelques semaines ont alors été nécessaires pour se demander ce qu’il fallait écrire, après avoir fait état des forces en présences – un schisme net et convenu, entre ‘progressistes et conservateurs’. En est sorti un texte qui exigeait d’être solidement ancré dans une pensée édifiée sur les épaules de géantes – féministes anticapitalistes et décoloniales – pour naviguer, tant bien que mal, entre récupérations réactionnaires et bête rejet snob d’un gros machin un peu trop rose. Bref, pour tracer une ligne.”
Occitane Lacurie est chercheuse, universitaire et membre du comité de rédaction de la revue Débordements.
Axel Cadieux – Dans la cour de Pierre Salvadori
Mars 2014. J’écris pour SoFilm depuis quelques mois, j’ai déjà publié une poignée de critiques mais on me propose alors l’une de mes premières interviews avec un cinéaste : il s’agit de Pierre Salvadori pour Dans la cour, son dernier film. Je m’en souviens bien parce que les circonstances dénotaient : je travaillais alors à plein temps en tant que journaliste mais très éloigné du cinéma, et j’ai dû mener l’entretien au téléphone, en chuchotant, stressé, recroquevillé dans la cage d’escalier de l’entreprise qui m’employait à l’époque. Bref, l’entretien d’une petite demi-heure se déroule sans accroc, Pierre Salvadori est généreux, adorable, et après avoir raccroché j’expire longuement : “C’est cool, ça s’est bien passé”, me dis-je. Sous-entendu : le cinéaste était manifestement content de mon approche, de mes questions, pas d’embrouille, tout va bien. Le papier d’une page qui s’est ensuivi s’est avéré mou, descriptif, emphatique et impersonnel. Il comportait de jolies tournures, peut-être une demi-idée, mais pas assez voire pas du tout d’aspérités, de hoquets, de vibrations ; ce qui fait qu’un papier critique sort, ou non, du lot à mes yeux.
‘Ça s’est bien passé.’ En tant que rédacteur en chef adjoint qui recueille les impressions d’un journaliste à l’issue d’un entretien, c’est désormais une phrase dont je me méfie. Si ça s’est bien passé, c’est qu’on n’a généralement pas assez appuyé, trituré, creusé. Si ça s’est si bien passé, c’est qu’à la lecture de l’interview on va très probablement s’ennuyer. Par extension, en tant que critique, la question se pose aussi : la rencontre avec un film, durant son visionnage ou en aval de celui-ci, doit-elle ‘bien se passer’ ? Se résumer à quelques circonvolutions et adjectifs savamment choisis, permettant in fine à l’auteur de retomber sur ses pieds ? Les textes critiques dont je suis l’auteur et qui me restent sont le fruit de luttes, de chemins de traverse, d’impasses. Des textes dont j’avais peut-être décidé du fond, de la forme, mais qui m’ont finalement malmené. Un texte que Dans la cour aurait mérité.
Et si le film m’est si cher, près de dix ans après sa découverte et sans l’avoir jamais revu, c’est très probablement, aussi, pour cette raison : je m’attendais à une comédie douce-amère, Salvadori m’a embarqué dans des sentiers plus sombres, inexplorés. J’adore Dans la cour, précisément parce que ça ne s’est pas si bien passé.”
Axel Cadieux est rédacteur en chef adjoint du magazine So Film. Il est également l’auteur, aux éditions Capricci, d’ouvrages autour d’Eyes Wide Shut et de Twin Peaks.
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