Habillant aussi bien Beyoncé que Cate Blanchett, Lady Gaga que la reine des Pays-Bas, ses pièces surréalistes transcendent les frontières entre couture, art, technologie et science. Aujourd’hui, le musée des Arts décoratifs de Paris dévoile “Iris Van Herpen : Sculpting the Senses” une exposition exceptionnelle dédiée à la créatrice néerlandaise, qui bouscule, depuis plus de seize ans, les grilles de lecture sclérosée du monde de la mode. Rencontre.
Fin octobre, au musée des Arts décoratifs : Sculpting the Senses (Sculpter les sens), la grande rétrospective consacrée à Iris Van Herpen, est encore en pleine préparation. À moins de trente jours de l’inauguration, de nombreux détails restent à régler en ce qui concerne ce projet initié en 2018 par Olivier Gabet et repris par la conservatrice Cloé Pitiot et Louise Curtis, assistante de conservation.
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Silhouette longiligne, visage entouré de longs cheveux bouclé, Iris Van Herpen est venue d’Amsterdam, où elle vit et travaille depuis 2007. Elle apparaît sereine. Un livre est déposé près d’elle. Insectes, reptiles, mammifères marins et terrestres, ornent la couverture : “Il s’agit d’un ouvrage d’Ed Young intitulé An Immense World qui parle des sens et sphères sensorielles de chaque animal.” explique-t-elle d’une voix douce. Un monde immense, un titre qui tombe à pic, sur mesure pour décrire la créatrice néerlandaise de 39 ans à l’univers pluri-organique, et aux ramifications infinies.
Connue pour ses expérimentations high-tech et ses pièces coutures spectaculaires, Van Herpen repousse, depuis seize ans, les frontières du monde de la mode, et tisse une large toile ou se mêlent passé et présent, artisanat et nouvelles technologies, art contemporain et sciences naturelles. Luttant pour un vêtement écodurable et prônant un ralentissement des rythmes de la mode, ses travaux ne cessent de surprendre et de questionner. De la course vers l’espace, à Chat GPT en passant par les abus de la mode, la parole d’Iris Van Herpen est libre, rencontre.
Comment avez-vous procédé pour parvenir à résumer le travail accompli depuis 2007 ?
Iris Van Herpen – C’était très difficile de se limiter ! Il nous a fallu de nombreux rendrez-vous entre Paris et Amsterdam avec Cloé Pitiot et Louise Curtis au cours des cinq dernières années. La plupart du temps nos discussions ouvraient vers de nouvelles pistes, mais pourtant, nous devions faire des choix et trancher ! Finalement, neuf thèmes ont été retenus avec pour ambition de décrire mon vestiaire en suivant une dynamique allant de l’infiniment petit vers l’infiniment grand. Plutôt que de proposer une rétrospective classique suivant une logique chronologique, nous avons choisi un récit par thématiques, plus dynamique, permettant de percevoir à la fois les évolutions et les récurrences dans mon travail. La première salle est consacrée à l’eau et les origines du vivant, puis on s’enfonce dans les océans au contact de micro-organismes.
La troisième salle projette hors de l’eau et décrit les forces à l’origine du vivant sur terre, puis on reste dans le domaine de l’imperceptible avec une thématique sur les squelettes dans la salle 4 qui se prolonge et se complète avec des structures mécaniques. La cinquième salle est consacrée à la synesthésie et l’exposition se conclut sur le cosmos ou des corps en lévitation se croisent. Trois installations complètent le parcours : une reconstitution de mon atelier, un cabinet de curiosité regroupant des chaussures ou accessoire de coiffure que j’ai pu réaliser et une salle ou des vidéos de mes défilés sont diffusé afin de permettre au public de percevoir le vêtement porté et en mouvement. Dans la première pièce consacrée à l’eau, cinq pièces issues de collections différentes sont exposées, illustrant une synergie entre les collections.
Le corps, en particulier le corps féminin, occupe une place importante dans vos questionnements depuis vos débuts.
Mes nombreuses années de danses classique et contemporaine ont extrêmement influencé mon travail, ma vision du corps féminin, et l’expérience de mon propre corps. J’ai appris comment le contrôler, habiter l’espace et jouer avec tout cela. Le corps féminin est devenu une muse : ses mouvements, ses transformations, et j’aime travailler avec d’autres femmes qui repoussent les limites de leurs corps, comme mon amie, artiste et ballerine, Julie Gautier avec qui j’ai réalisé une vidéo en juin dernier dans le cadre de la présentation de ma collection Haute couture Carte Blanche, qui explore la beauté féminine à travers une performance sous-marine.
Quelles ont été les plus grandes leçons et challenges lors de vos interactions avec le monde scientifique ?
Au fil des années, j’ai énormément appris, et l’une des grandes leçons a été d’accepter que les temps de la recherche et de l’innovation scientifiques constituent un temps long, et imprévisible. Quand on travaille dans la mode, on s’habitue à la rapidité, à l’immédiat. Les gens marchent au rythme des deadlines très serrées… ce qui n’est pas envisageable dans le monde scientifique. En réalité, cela m’a grandement apporté, et permis de donner plus de sens à ma démarche slow fashion.
Il faut accepter les choses, suivre leur rythme et il est important de rappeler qu’il existe beaucoup d’essais, mais aussi beaucoup de ratés. Par exemple, la fabrication du glitch material en collaboration avec l’architecte Philip Beesley, a été périlleuse, nécessitant de nombreux essais. Le glitch est fait de soie rouge vermillon imprimée en nuages, que nous avons thermocollée à du mylar, puis découpée au laser en milliers de vagues hyperfines. Chaque vague est reliée à toutes les autres et est conçue pour se déplacer plus rapidement que l’œil ne peut les suivre, ce qui crée un effet de glitch surréaliste. La robe a finalement abouti, et a été présentée pour la collection été 2019, et à même été porté par Céline Dion.
En 2011, vous êtes entrée dans le calendrier officiel de la fédération de la Haute Couture parisienne, imposant une nouvelle vision de l’artisanat. Est-ce que c’était un challenge ?
J’étais vraiment étonnée et ravie que la fédération accepte de présenter mes défilés dans la catégorie Haute Couture, car cela m’a permis de montrer une façon non commune et non traditionnelle de s’intéresser à l’artisanat, qui ne devrait pas être limité à une esthétique passéiste. Après tout, l’artisanat a toujours été un agent d’innovation. Utiliser les sciences pour innover dans la mode me semble totalement aller de soi : il y avait une époque où être artiste et scientifique n’avait rien d’étonnant après tout ! J’ai donc joué avec ces archétypes, en réalisant par exemple des pièces à l’esthétique 3D entièrement à la main, ou au contraire en utilisant des technologies très avancées pour produire des pièces semblant être réalisées à la main.
Est-ce que quinze ans plus tard, votre travail suscite toujours autant de questions, et étonnement ?
Je suppose qu’au fil du temps, beaucoup de personnes ont compris mon travail, même si je trouve que certaines cases, ou schémas explicatifs, de la mode sont encore très prenants. Je pense que les interviews ont aidé à mieux percevoir ma démarche. Je le remarque également dans l’évolution des questions des journalistes. Au début, on me parlait beaucoup de couleur, de volumes et de formes comme on le fait traditionnellement pour parler de vêtements de mode. Puis, peu à peu, d’autres sujets plus théoriques comme la question de la relation de l’homme aux autres organismes vivant ou celle du féminisme sont apparus. Petit à petit, j’ai pu expliquer que l’artisanat était avant tout un outil d’innovation.
Votre univers esthétique possède une dimension cinématographique et vous avez d’ailleurs collaboré à plusieurs reprises avec cette industrie, comment se sont déroulées ces expériences ?
En effet, j’ai pu réaliser une robe pour le film Lucy de Luc Besson en 2014, mais aussi des costumes pour Black Panther en 2018 et je travaille actuellement sur un projet à venir… C’est un exercice que j’apprécie beaucoup, comme quand je réalise des costumes pour le ballet ou le théâtre : je me plonge dans l’univers du réalisateur et je dois essayer de m’adapter et de retranscrire ma vision de son histoire. Ce n’est pas moi qui tiens les rênes du récit. Ce sont des collaborations vraiment stimulantes.
Avec toutes vos activités, quand est-ce que vous trouvez le temps pour lire ?
J’adore lire, je lis beaucoup, en particulier le soir : c’est un moment de transition qui permet de couper, de s’échapper et de lentement préparer la nuit. Je lis tout type d’ouvrage. En ce moment, j’aime beaucoup les bibliographies. Je viens d’achever celle de l’artiste chinois Cai Guo-Qiang, qui devait être ajouté à l’exposition. Son œuvre et sa vie illustrent bien la volonté de dépassement des barrières culturelles.
Est-ce qu’il y a des ouvrages féministes dans vos livres de chevet ? En regardant votre travail on pense énormément aux textes de la biologiste, historienne des sciences et philosophe féministe Donna Haraway, qui occupe une place singulière dans le paysage intellectuel.
Évidemment, Donna Haraway fait partie de mes lectures. Pour moi, la question féministe est liée à de nombreuses autres questions sur lesquelles je m’informe – la nature, la vie avec les organismes non-humains. C’est un tout.
Quelles sont les collaborations qui vous font rêver ?
Il y a beaucoup de gens avec qui j’aimerais travailler et au début, je me disais qu’en étant associée au monde de la mode, ma démarche ne serait pas comprise par les scientifiques et artistes – que cela leur paraîtrait trop éloigné. En réalité : ils sont très réceptifs et toujours heureux de collaborer. J’aimerais beaucoup travailler avec le designer architecte anglais Thomas Heatherwick par exemple. Je suis très intéressée par son utilisation des matériaux et son articulation entre passé et futur, tradition et innovation. Mais mon plus grand rêve serait de travailler avec la NASA. J’adorerais imaginer ce que va être la vie future sur d’autres planètes et penser des vêtements pour des corps dans des espaces déliés des lois de la pesanteur. Pouvoir imaginer un vêtement dans un espace de tous les possibles, réinventer un nouvel ordre : c’est plus que stimulant.
Une partie de votre travail questionne également le rapport aux espaces digitaux, que pensez-vous de l’idée d’avatar, du moi en ligne ? Est-ce que cela stimule votre créativité ?
Je pense que le moi digital est de plus en plus présent et pluriel et qu’il va prendre encore plus d’importance dans les années à venir, à mesure que le Métavers va entrer dans le quotidien. Il faudra penser les différentes identités. Il me semble que cela ouvre un grand éventail de possibilité pour les artistes et des nouvelles formes d’expression, mais il ne faut pas oublier que ces Métavers vont également être les propriétés de grands groupes financiers avec des intentions commerciales. Le Métavers en soi n’est ni bon ni mauvais. Ce n’est qu’un outil. Il ne faut donc ni être utopiste ou dystopique, mais ce sont les intentions des personnes qui vont les développer qu’il faut absolument questionner.
Elon Musk par exemple ?
Oui, si on reprend la question de la course à l’espace, la présence d’Elon Musk est inquiétante.
Que pensez-vous des débats récents sur ChatGPT ?
Dans ce cas-là aussi, les gens oublient que ce n’est qu’un outil. Je m’en sers et lui pose des questions : j’essaye de l’appréhender et je constate qu’il reste très limité. Je lui ai demandé qui était Iris Van Herpen : cela reste flou sur de nombreux points. Il n’associe pas la bonne collection au bon concept. J’ai lui ai également demandé de nommer des industries écoresponsables et il m’a répondu Shell : preuve que ChatGPT ne comprend pas le greenwashing par exemple.
Quelle est l’innovation technique qui vous intéresse le plus actuellement ?
Je travaille depuis plusieurs années sur l’impression 4D : le principe est globalement le même que celui de l’impression 3D, à la différence que les matériaux sont évolutifs : ils vieillissent, parfois la couleur se ternit, . Mais je n’ai pas encore compris comment faire entrer le 4D dans mon univers et bien utiliser cet outil. Pour l’instant, on s’appréhende. On apprend à enter en dialogue.
J’ai lu que vous travaillez avec beaucoup de femmes dans votre équipe et que la transmission et très importante pour vous ?
J’ai de nombreux·ses stagiaires qui viennent en apprentissage et je prends toujours une heure ou deux pour leur parler, et les laisser m’exposer leur vision de l’industrie de la mode. Ils et elles sont souvent très critiques, et l’écoresponsabilité les tient à cœur. Il et elles sont aussi très conscient·es des limites de la mode, et ne veulent pas travailler dans les mêmes conditions néo-esclavagistes que celles que les générations précédentes ont acceptées. La mode reste une industrie qui fonctionne sur une forme de néo-esclavagisme et qui légitime de nombreux abus. J’essaye à mon échelle de leur montrer d’autres manières de travailler, et je leur propose d’imaginer la mode comme une discipline en connexion avec une multitude de domaines. Le tout en restant indépendante.
J’aimerais conclure sur cette indépendance : c’est quelque chose de rare aujourd’hui ?
Il est sans doute plus facile de se ranger dans un grand groupe : mais je ne pourrais plus travailler comme je le fais actuellement. Je serais sans doute obligé de faire du prêt-à-porter ce qui n’est en rien l’avenir de la mode. Quand on pense aux tonnes de vêtement qui sont jetées, celles qui sont produites, et même pas vendues. C’est une catastrophe et en seize ans ce chiffre n’a pas diminué. Même si des efforts ont été faits pour produire autrement, des problèmes importants demeurent.
Iris Van Herpen : Sculpting the Senses du 29 novembre au 18 avril 2024 au Musée des Arts Décoratifs
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