De Bar Italia à Untitled (Halo) en passant par Urika’s Bedroom, le son, les textures et le sens profond de la musique de Dean Blunt semblent avoir parasité tout un pan des musiques à guitares actuelles. Nostalgie lo-fi mal placée ou approche postmoderne du son de l’époque ? Tentatives d’explication.
En 2021, au moment de dresser les comptes de l’année musicale écoulée, Black Metal 2, dernier album de Dean Blunt en date, s’était, en toute discrétion, hissé en quatrième place de notre classement. Une présence presque fantomatique venue hanter l’année et les tops personnels de nos camarades critiques sans qu’il n’ait été vraiment discuté dans nos pages. Simplement un disque qui s’était, sans véritable concertation ou esprit de ruche, imposé à nous : un secret inavoué, jalousement choyé et finalement partagé par tous·tes. Hormis le fait de rappeler que Black Metal 2 est un grand, très grand album, cette anecdote, un poil autocentrée, renseigne surtout sur la nature de la musique de l’Anglais aux multiples alias et la manière qu’elle a eue d’infiltrer un imaginaire commun, y compris celui des groupes dont il est question ici. De l’ascension de Bar Italia, ancien ressortissant du label World Music de Dean Blunt et nouveau poulain de Matador (Pavement, Sonic Youth, Yo La Tengo), à l’émergence d’Untitled (Halo), Florence Sinclair ou Urika’s Bedroom, tous·tes ont capturé quelque chose de l’essence de la musique de la moitié du duo Hype Williams – ou du moins de son diptyque Black Metal et Black Metal 2. Pas clairement un style, ni même vraiment une scène cohérente, mais une sensation faite idée persistante, un air du temps mélancolique et accablé transformé en sons.
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Si ces continuateur·rices de Dean Blunt partagent quelques similitudes évidentes, cette influence n’est donc pas qu’une affaire de genres ; elle réside dans ce qu’il·elles donnent à entendre. Granularité, voix désabusée et lointaine (ou dangereusement proche), riffs tordus, alanguis, ralentis jusqu’à affaissement du son, la musique de ces héritier·ères a des allures d’indie pop neurasthénique, détraquée, à son point de rupture. Même si moins ancrée géographiquement (il·elles viennent de Londres ou de Los Angeles tout en charriant parfois le son de New York), la musique de ces artistes rappellent à bien des égards l’approche hantologique choisie par des journalistes comme Simon Reynolds ou le regretté Mark Fisher pour analyser le mouvement post-dubstep britannique.
De ce néologisme chipé au penseur Jacques Derrida, le groupe de journalistes a étendu cette intuition philosophique d’un présent soumis aux spectres du passé, d’une histoire hantée par sa propre histoire, à un ensemble de musicien·nes électroniques qu’on qualifiera – faute de mieux – de postmodernes (Burial, The Caretaker, William Basinski, mais aussi, rétrospectivement, Boards of Canada). À ce titre, si la figure de Dean Blunt – secret, taiseux, menteur performatif, parfois usant – évoque Richard D. James alias Aphex Twin, le pouvoir d’évocation de sa musique lorgne définitivement plus vers celle des spectres de Burial, pape discret du post-dubstep et point de départ de cette hantologie musicale. Si, dans une interview pour The Wire en 2013, Dean Blunt se disait continuellement tourné vers le futur, sa musique, elle, est littéralement hantée par les traces du passé (il sample notamment les Pastels sur 100). À l’instar des souvenirs manufacturés des réplicants de Blade Runner (œuvre hautement hantologique) et des mirages du post-dubstep, le rapport de Dean Blunt à sa musique est affaire de mémoire, une recréation de souvenirs fatalement évanescents, fallacieux et pourtant jamais factices.
Pour Dean Blunt comme pour ses continuateur·rices, cette musique n’est pas un fantasme du passé et ne procède pas d’un opportunisme nostalgique. L’écouter revient à se remémorer un rêve au réveil, à opérer un retour au réel. Cette musique hypnagogique (cet état qui précède tout juste le sommeil) inversée, c’est l’autopsie d’un son, le deuil de ses futurs perdus : l’élégie de l’indie pop ou, en d’autres termes, une sorte de post-indie pop. Bar Italia, Untitled (Halo) ou Urika’s Bedroom, c’est la musique de fans des Smiths condamné·es à vivre à la même époque que Morrissey.
La musique et ses fantômes
De la même manière que le post-dubstep ne reposait pas exclusivement sur son héritage dubstep, ce qu’on qualifie de post-indie pop chasse évidemment sur d’autres terrains stylistiques (postpunk, hip-hop, no wave, slowcore…). C’est pourtant son cœur battant : une perte de l’indie pop, qui ne peut plus être jouée comme avant sans sembler anachronique, déréalisante, hors-sol. Une musique qui doit désormais avancer avec ses fantômes.
Dans un article intitulé “L’essor de la musique dissociative” paru en juin 2022 sur Pitchfork, le journaliste Jayson Greene tentait d’étudier (chez Mitski, Dry Cleaning, Dean Blunt, ou l’un de ses collaborateur·rices de renom, Yung Lean) cet air du temps miné par le détachement – une constante dans le chant de Bar Italia et Untitled (Halo). Si celui-ci fait sens pour lui dans le contexte d’une époque troublée, chaotique et saturée d’informations, ce qu’il ne dit pas, c’est que le son (ici de Florence Sinclair, Urika’s Bedroom et autres complices) n’est pas celui du désenchantement. En proie à ses fantômes qui viennent parasiter sa production même (ces guitares en morceaux, ces voix qui se répandent en échos), cette musique atemporelle est piégée sur la ligne du temps, se languissant de la prochaine épiphanie. “‘Take a sad song and make it better’, c’est un peu le mantra”, nous expliquaient récemment les membres de Bar Italia, enfin décidé·es à parler à la presse après avoir cultivé le mutisme pendant trois albums (voir notre interview dans le numéro 26), en citant Hey Jude des Fab Four. C’est simple comme bonjour, mais cet emprunt qui dit le rapport à l’histoire et à la mémoire, l’air du temps et les promesses d’avenir a tout de l’aphorisme idoine pour qualifier cette musique hantée par le passé mais prête à tout pour lui faire la nique.
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